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"Avalanche" de Raphaël Haroche, les ravins de l'enfance

Après deux nouvelles parues chez Gallimard, "Une Éclipse"(2017) et "Retourner à la mer" (2021), le chanteur et compositeur Raphaël Haroche signe son tout premier roman. Dans cet opus, l'auteur nous plonge dans les pensées d'un jeune adolescent qui jongle entre une noire mélancolie et une rancoeur à destination des dirigeants d'un monde qui, déjà en 1989, s'effondrait.



Adieu mes 15 ans


On lit ce livre comme on ouvre les yeux sur les misères intimes et généalogiques que nos aînés ont dû porter. On en tourne les pages comme on tâterait les poches des personnages du roman, deux frères, pleines d'un chagrin indéfinissable. Léonard, le narrateur de l'histoire, quinze ans, aime se donner des airs de poseur alors qu'au-dedans de lui, il gèle. Nicolas, douze ans, ne cache quant à lui pas sa vulnérabilité et se réfugie derrière son piano. Élevés par leur grand-mère depuis la mort soudaine de leur mère et la fuite à l'étranger de leur père physicien, le récit s'ouvre sur leur propre départ dans un internat cossu où une place les attend grâce au niveau de jeu exceptionnel de Nic.


Les voilà donc partis pour vivre en altitude, dans les montagnes suisses, pays neutre s'il en est. Depuis la vitre du wagon qui les sépare de leur "babouchka", Léonard porte un regard oblique et lascif sur le monde qui l'entoure, à commencer par son frère, qui n'a comme bagage que ses partitions de piano. À mesure que le train s'ébranle et démarre, Léonard se remémore le jour de l'accident qui emporta leur mère d'un "coup du lapin": "Lorsque je la revois, je me souviens de ses yeux bleu-violet et de sa tenue ce jour d'entre les jours, un pull Mickey Mouse, un sweat-shirt de gamine, une souris à quatre doigts lui a servi de linceul." Du lapin à la souris, il suffit de peu de mots et de deux références animales pour efficacement souligner l'absurdité d'une mère partie trop vite.


Voies rapides


La vitesse, voilà le motif qui maintient "Avalanche" en une boucle compacte : il y a celle de la voiture de leur mère s'explosant contre le camion routier, celle de la locomotive que leur babouchka essaie de rattraper en courant maladroitement, mais aussi celle d'une Mercédès qui mènera Léonard à une soirée qui le dégoûte et le fera reprendre à nouveau un train. Comme si tous ses chemins le menaient à entrer en gare, y trainant sa douleur de jour comme de nuit. De la même manière que dans "Oublier, trahir puis disparaître" (Points, 2014) de Camille de Toledo, le train revêt une double forme : celle de la traversée physique, entre deux lieux et deux siècles, mais aussi celle de l'exil forcé, notamment celui de leur grand-mère juive et Ukrainienne qui ne s'est jamais départie de son accent.

À quinze ans, Léonard se tient donc à la limite d'un monde qui s'ouvre vite, trop vite, d'une brèche irréparable causée par le réchauffement climatique. La progression du récit d'"Avalanche" manifeste bien la destinée de garçons perdus, avalant la dure réalité de l'impossible retour "à la maison" qu'il soit formel - la maison de leur parent n'existe plus, et ce même s'ils fantasment à l'idée d'en retrouver une - ou abstrait - la crise écologique forçant bientôt des populations entières à émigrer.


Nonobstant une situation géopolotique qui se libère, les frères ont peu de prise sur leur avenir : bien que le Mur de Berlin tombe, les portes de l'internat se referment sur eux comme un étau. Même leur sortie en montagne entre frères est voilée de mauvais presages. Alors que tout est en train de fondre autour d'eux, Nic fredonne ce que l'on imagine être un Kaddish pour leur mère, et des papillons noirs, "semblables à du papier brûlé", troublent la vision de Léonard. Cette suspension de cendre devant lui, rendant pénible son ascension, exprime d'autant mieux l'obstacle rencontré par cet adolescent à continuer d'avancer, mantra du récit. À mesure que la neige ramollie et que les inondations se préparent à tout dévaster sur leur passage, Nic et Léo gravissent la montagne et admettent leur solitude, d'autant plus grande qu'elle a lieu dans un monde laminé, où tout sera à reconstruire.


Adolescences accidentées


L'écriture, féroce, de Raphaël Haroche annihile tout pathos et installe un récit fort auquel on croit, d'abord, puis on s'identifie, ensuite. Car l'auteur responsabilise ses personnages en les faisant parler, penser, bouger, depuis leurs fêlures, sans omettre leurs crasses ou leur lâcheté. Contrairement à son frère, gracile comme une luciole dont la disparition programmée le rend malade de tristesse, Léonard est lourd de culpabilité et compte tout : ses pas, le nombre de jour que sa mère a vécu et celui qui le sépare du jour de sa mort... Versant sa haine contre les autres corps - il injurie sa grand-mère, la compare à une Romanichelle, son frère à un zombie... - sa tendresse surgit dans l'usage de pronoms possessifs "ma juive errante", "mon Nicolas". Car c'est lui-même qu'il déteste, ce corps qui a survécu à l'accident qui emporta sa mère. Indisposé pas ses propres sécrétions naturelles, il semble né du traumatisme de mort.


Créatif, Raphaël n'hésite pas non plus à réutiliser certains motifs récurrents dans ses chansons, tels que les routes et le train - du "Vent de l'hiver" au "Train du soir" - ou la doudoune jaune fluo portée par Nic, le "manteau jaune" de la chanson éponyme. On retrouve aussi cette même attention au squelette ("Bar de l'hôtel", "Et dans 150 ans") : "Je sens ses os qui veulent rencontrer les miens, je peux presque imaginer quel genre de squelette elle sera." Superprojection de son oeuvre musicale, le roman de Raphaël Haroche est une piste noire où la mort, de toute part anticipée, réagit comme une antidote au deuil, non pas d'un homme, mais d'une espèce en voie d'extinction.


Apolline Limosino


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