11 septembre : en cette journée de commémoration des 20 ans des attaques terroristes qui causa le détournement de 3 avions et la chute des Tours Jumelles à New York, Jean-Guillaume Ordano garantit le lien fort qui unit les Etats-Unis et la France à travers ce Festival, véritable pont culturel. Dans l'attente de la cérémonie du Palmarès, Guermantes de Christophe Honoré et Les Magnétiques de Vincent Maël Cardona sont projetés avant Les Choses Humaines d’Yvan Attal, le film de clôture du Festival.
Guermantes, de Christophe Honoré / (Fenêtre sur le cinéma français), en salle prochainement
La troupe des comédiens de la Comédie Française dans Guermantes, de Christophe Honoré, 2021. Les Films Pelléas
Loin de se cantonner à l'annulation pure et dure de sa dernière pièce, Le Côté de Guermantes de Marcel Proust, Christophe Honoré décide de la porter à l'écran. Après tout, si c'est la représentation devant des spectateurs qui est perdue, les répétitions peuvent se poursuivre, et les tournages aussi. Nous sommes le 14 juillet 2020 à Paris, et grâce à un montage, les avions du défilé national fleurtent encore avec les hélicoptères d'évacuation de patients positifs au Covid-19, virus qui a paralysé le monde de l'art pendant deux mois, et n'a pas dit son dernier mot. Mais Christophe Honoré non plus. Après avoir nourri un espoir de re programmation, il est au regret de voir l'annulation de sa pièce. Rejetant cette réalité cinglante - son travail de longue haleine réduit à néant en quelques secondes - Christophe Honoré se lance le défi d'en garder une trace, sublimant sa pièce en un long-métrage mélancolique et rafraîchissant.
Si Christophe Honoré avoue qu'il préférerait ne jamais avoir à donner le coup d’envoi d’une pièce, car il y voit une forme de trahison de la part des acteurs, de se donner tout entier aux parfaits inconnus que sont les spectateurs, les comédiens, quant à eux, ne travaillent que pour ça. Ils aiment recevoir l'énergie créatrice produite par les corps et les regards des spectateurs, "l'intensité du présent" comme l'écrit Léonor de Recondo dans son dernier roman, Revenir à toi, dans lequel le personnage Magdalena "aime sentir la salle, les spectateurs, les tensions sur le plateau et en coulisses. C'est dans cette communion qu'elle est tout à fait vivante."* Ils faut donc beaucoup de courage aux comédiens pour produire un travail sans "la folie d'être sur scène, la claque des applaudissements - quand elle (Magdalena) court au centre du plateau avec la poursuite sur elle, pleins feux, et ça la gifle en plein cœur, que ça l'émeut jusqu'aux limbes, les applaudissements. Les larmes aussi, avec l'épuisement et la joie, après des mois de répétitions, le texte en mémoire, les suspensions, les gestes, la chaleur des autres, les amitiés si solides, indéfectibles, le temps de la production, si vites dissoutes."*
Le coup de théâtre, si je puis dire, c'est que le film évolue sur une ligne étroite, où le troisième tome de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, déjà réinventé par la mise en scène, se voit composer à nouveau par la vie de la troupe en répétition. En effet, les comédiens n'en finissent pas de se transformer, de personnage en acteur, d'acteur en comédien, tout en devant laisser leur propre identité transparaître. Cette triple casquette donne une stature puissante à ce film qui regorge de sentiments imbriqués les uns dans les autres, à l'image de l'installation labyrinthique du théâtre en lui-même - coulisse sous le plateau, loges, coins et recoins. L'impression de voir un documentaire sur la troupe de la Comédie Française en proie à l'événement historique qui les touche - c'est la première fois depuis la création de cette maison en 1680 qu'une pièce sera condamnée - est aussitôt contrecarrée par des plans cinématographiques d'une grande beauté, comme lorsque Christophe Honoré surprend Mickaël Pelissier danser, dans les coulisses du théâtre, avec ses walkmans sur les oreilles ou qu'il filme l'apparition du fantôme du père d'Elsa Lepoivre au théâtre Marigny, en pleine nuit. L'émotion cristalline qui se dégage de ces plans signe bien la patte sensible de ce réalisateur bien-aimé.
Guermantes est un médium par lequel les spectateurs voient comment une troupe vit, de quelles façons sont faites les toiles des répétitions et comment leur vie personnelle ne peut avoir de sens qu'au sein de leur lieu de travail : le théâtre. C'est à Marigny - le temps des travaux à la Comédie Française Place Colette - qu'ils vivent, dorment, boivent et fument, rient et pleurent, pour de vrai ou pour de faux, empoignant la fiction avec autant - voir plus - de désirs que la réalité qui, plus que le commun des mortels, leur échappe.
Ainsi, les acteurs du film s'incarnent dans l'oeuvre de Proust de manière encore plus prégnante que s'ils n'avaient eu que le challenge de la scène. Effectivement, le travail de troupe va au delà de la répétition, avec les problématiques de chacun : Laurent Laffitte est préoccupé par son film, Julie Sicard quitte son psy tandis que Florence Viala se sépare de son mari, Anne Kessler dessine sans cesse le corps aimé de Sébastien Pouderoux, etc. Scènes de vie conjugale et haute fidélité à leur travail sont filmés sans filtre et avec lucidité par un metteur en scène/réalisateur qui inclue aussi leurs doutes et leur fatigue. Par l'intermédiaire du vecteur cinématographique, Honoré rend hommage au théâtre. Guermantes est une bulle d'évasion, un film sur des vies parallèles, des décalages temporels salvateurs, qui rendent au théâtre ce qu'il nous offre, à savoir continuer à vivre, imaginer, ressentir, défaillir aussi - d’amour et d’émotion. Guermantes élucide l’essence pur de l’art théâtral, du besoin fondamental de l’art pour l’être humain, pour qu’il survive aussi aux crises. Et par les temps qui courent, ce discours replace l'art au centre de nos préoccupations. En revenant à Proust, Christophe Honoré s'empare du sentiment amoureux qui lui est si cher, et en produisant un film sur sa pièce, il fait exister une oeuvre fantôme, inaccessible dans son intégralité, un peu comme le souvenir. Guermantes est au Côté de Guermantes, ce que le petit pan de mur jaune est à Marcel Proust, c'est-à-dire une vision, au sens le plus littéral du terme, une manière de voir, de concevoir, de comprendre quelque chose de complexe, à savoir l'enregistrement artistique d'une trace.
* Leonor de Recondo, Revenir à toi, Grasset, Paris, 2021, p. 43 puis p.156
Les Magnétiques de Vincent Maël Cardona / Prix d’Ornano-Valenti, en salle le 17 novembre 2021
Marianne (Marie Colomb) et Philippe (Thimotée Robard) dans Les Magnétiques, de Vincent Maël Cardona, 2021. SRAB Films
Le film débute par la victoire de Frédéric Mitterand dans un café-bar d'un village de province, en Bretagne, en 1981. Plongés dans un autre temps, où les flippers tenaient encore leurs rangs dans les bistros, nous suivons l’histoire du jeune Philippe qui suit le cours des choses, entre le studio de radio pirate aménagé dans le grenier et animée par son frère Jérôme, le garage de leur père et son service militaire. Le premier son du film, Decades, de Joy Division, étale de son grain tragique une authentique misère. La vie de Ian Curtis, chanteur de Joy Division, ferait-elle écho à celle de Jérôme ? Dès les premières secondes, la voix off accompagnée du questionnement de Curtis, "Here are the young men, the weight on their shoulders, Here are the young men, well where have they been?" (Voici venus les jeunes hommes, avec le poids sur leurs épaules, voici venus les jeunes hommes, mais où étaient-ils?), étreint et paralyse.
A l’inverse de son frère Jérôme, soleil noir, Philippe est un soleil d’or. Audacieux et démodé pour certains, intelligent et romantique pour d’autres, il fait fonctionner nos zygomatiques, et la précision de ses gestes est séduisante. Le service militaire lui permet de faire une rencontre imprévue, qui va dans le sens de son amour pour les ondes. Ces dernières se libèrent car avec la chute de l'URSS, les radios s'ouvrent, un monde nouveau prend forme. Mais les âmes aigries par la douleur ne pourront le connaître, les soleils noirs se consument trop brutalement. Ce monde des années 80 rend forcément un brin nostalgique, l'absence des réseaux sociaux est une aubaine, les gestes comptent davantage que les paroles instantanées, et la voix au téléphone est un bien précieux. Mais d'un autre côté, cette absence renforce l'impression que du petit village de campagne peu d'échappatoire sont possibles.
Des images se répondent au fil du film, telles que celles des bros empilés à la cantine du service militaire qui renvoie plus tard au conduit du poêle chez son père. Des images similaires peuvent traquer des sentiments distincts, moment drôle, surtout le crépitement d'une histoire, versus un moment tragique, qui appelle la peinture néerlandaise des scènes d'intérieur. Bien filmé, surtout les scènes de recherches d'identité sonore, qui mettent en avant l'ingéniosité de Philippe attiré par la curiosité des sons, leurs origines et assemblages, ce film a su marquer le jury du Prix d'Ornano-Valenti. Ce prix a pour mission de valoriser un film français au fort potentiel. Les Magnétiques remportent cette année le prix, après Slalom de Charlène Flavier en 2019 ou encore Les Misérables de Ladji Ly l'an dernier. Cette histoire de premier amour, et aussi d'amour fraternel, brosse un portrait un peu simpliste d'un "Ptit Philou" qui décide de saisir sa chance. Tandis que Marie Colomb a une performance assez fausse, Thimothée Robard étonne par un jeu sincère. Espérons le revoir bientôt, en lui envoyant de bonnes ondes.
Avant d'assister à la projection du film de clôture du Festival, Les Choses Humaines et après que Bertrand Bonnello, membre du Jury, ait remis le Talent Award à Michael Shannon, la cérémonie du Palmarès a commencé.
- Le Prix de la Critique a, après 3h30 de débat, récompensé Red Rocket, de Sean Baker,
- Le Prix du Public de la ville de Deauville, remis par le maire Philippe Augier, a récompensé Blue Bayou, de Justin Chon,
- le Prix de la Fondation Louis Reoderer de la Révélation, présidé par une Clémence Poésy frétillante de joie, a récompensé John and the Hole, de Pascual Sisto,
- le Prix du Jury, présidé par Charlotte Gainsbourg, a offert deux prix ex aequo : Pleasure, de Ninja Thybert et Red Rocket, de Sean Baker,
- le Grand Prix, a récompensé Down with the King, de Diego Ondario.
Ce palmarès démontre que les jurys ont fait le choix de films à petits budgets, avec des acteurs peu connus (Simon Rex) et même inconnus (Freddie Gibs, Sofia Kappel) qui posent des questions profondément kantiennes : Que dois-je faire?, pour Down with the King. Que puis-je connaître?, pour John and the Hole. Que m'est-il permis d'espérer?, pour Pleasure et Red Rocket.
Les Choses Humaines, d’Yvan Attal / (Première), en salle le 1er décembre 2021
Claire Farel (Charlotte Gainsbourg) et Jean Farel (Pierre Arditi) dans Les Choses Humaines d'Yvan Attal, 2021. Curiosa Films "Les Farel forment un couple de pouvoir. Jean est un célèbre journaliste politique français; son épouse Claire est connue pour ses engagements féministes. Ensemble, ils ont un fils, Alexandre, étudiant dans une prestigieuse université américaine. Tout semble leur réussir. Mais une accusation de viol va faire vaciller cette parfaite construction sociale." Le synopsis du film est aussi celui du livre éponyme, de Karine Tuil en 2019 et prix Goncourt des Lycéens (Éditions Gallimard). Ce film est évidemment brûlant d'actualité, à l'ère de la libération de la parole des femmes et de la publication de "La conversation des sexes. Philosophie du consentement", de Manon Garcia. Le film témoigne bien de la scission latente entre deux vérités qui s'opposent, et table sur une exposition du récit en trois parties (originalité par rapport au livre) : Lui / Elle / Les plaidoiries. Si Lui, Alexandre, est le fils de Jean, interprété par Pierre Arditi, un homme à femmes, caricature du pouvoir misogyne et dominant, Elle, Mila, est la fille d'une orthodoxe juive extrêmement croyante et pratiquante. Les plaidoiries, quant à elles, sont l'aboutissement de la plainte de Mila contre Alexandre, qu'elle accuse de l'avoir violée. Mais lui s'en défend fermement, il assure qu'elle était consentante. Là où deux vérités s’opposent sur une seule et même scène (scène du dit viol), on se demandera tout le long du film si elle sera rendue visible à l'écran. Le fait qu'elle ne le soit pas cultive l'intérêt de l'intrigue. D'autres partis pris de mise en scène sont intéressants, comme les deux longs plans serrés sur le visage de Quitterie - la nouvelle conquête de Jean - et de Mila. Toutes deux se demandent s'il faut suivre ou se défaire de l'emprise de Jean et Alexandre, expérimentant l'amplitude de ce choix. Ces quelques secondes, écrasantes de conséquences, sont visuellement rendues, et demeurent les images les plus marquantes du film. Durant la projection, la salle est houleuse, et à la sortie, le public reste divisé : y-a-t-il eu, oui ou non, viol ? Chacun à un avis bien tranché. Rarement un film provoque un tel questionnement : avec quels outils - notre émotion ou notre raison - interpréter ce qui se déroule sous nos yeux ? Suivant Mila au commissariat lorsqu'elle va porter plainte, les récents témoignages des femmes qui vivent très mal leur dépôt de plainte, lorsqu'il s'agit de violences sexuelles, nous viennent à l'esprit. Décortiquer cette histoire se révèle tour à tour complexe et dérangeant, tant les deux acteurs (Ben Attal et Suzanne Jouannet) interprètent brillamment leurs rôles, défendant avec force leurs positions, jusque dans leurs derniers retranchements. Si les plaidoiries s'étirent en longueur, elles ne sont guère surfaites, bien au contraire. Elles sont un personnage à part entière, tel Salomon qui doit choisir de laisser la vie sauve à un des deux enfants, comme l'indique Claire Farel lors de son discours, magnifiquement interprété par Charlotte Gainsbourg. Peu souvent traitée au cinéma, l'audience juridique est ainsi le point culminant du récit, déroulant mécaniquement les faits, tout en questionnant les contextes et les décisions de chacun. De la vérité d'Alexandre à celle de Mila, un fossé se creuse que la Justice tentera d'aplanir avec ce qu'elle seule jugera recevable.
Apolline Limosino
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