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"Ce qu'il faut de nuit" de Laurent Petitmangin. Premier roman sidérant

Un père vit seul avec ses deux fils dans une petite ville de Lorraine. Sa femme vient de décéder des suites d'une longue maladie. Affaibli par la disparition de sa bien-aimée, il assiste impuissant au cheminement diamétralement opposé emprunté par chacun de ses fils. Prix Femina des lycéens 2020, ce premier roman est sidérant.



Se sauver du malheur


Il se lit vite, en une nuit. Deux, si on se contraint à assez de discipline pour fermer le livre à mi-chemin. Les premières phrases sont courtes, hachées. Elles semblent projetées comme un jet d'encre, dégainées comme des uppercuts. Elles font mal, mais on ne sait pas très bien pourquoi. Le père parle d'un de ses fils, Fus - diminutif de Frédéric, le grand frère de Gillou - Gilles. Il l'emmène au stade, le regarde jouer. "On ne parle pas. Si on parle, c’est du match de Metz la veille. On habite le 54, mais on soutient Metz dans la région, pas Nancy. C’est comme ça." Ces phrases-là, on ne les lit pas, on les avale. Puis, elles s'allongent timidement. "Il y a ce moment avec les cris des gens, le bruit des crampons qui se collent et se décollent de l'herbe, le coéquipier qui râle, qu'on ne trouve pas assez tôt, pas assez en profondeur, cette rage gueulée à fond de gorge quand ils marquent ou prennent le premier but." On remarque que plus les phrases s'allongent, plus le père se détend. Que ce soit la description des sorties au stade, des anecdotes des vacances avec Fus et Gillou, ou des dernières après-midi d'été, ce qui le rassure lui permet de construire des phrases complètes. Le rythme de la diction est un signe qui ne trompe pas. À l'inverse de son père, Fus joue toujours avec le pouvoir du langage afin de brouiller toutes les pistes.


Narrateur de sa propre histoire, ce père explique de manière laconique les jours d'agonie de sa femme et ceux qui suivent, sa solitude contrariée par l'obligation de gérer ses fils et tenir le coup. Si l'amour qu'il a pour ses deux enfants n'est jamais explicité, il se dégage de toutes ses attentions. Seulement, ce père est un homme, non un surhomme. Il se démène chaque jour pour de ne pas tomber dans l'alcoolisme ou faire un mauvais geste au mauvais moment. Ça lui demande une énergie folle, et il revient du travail lessivé. Alors, il commet l'erreur de n'oser s'approcher de la vie privée de ses fils, de les laisser gérer tout seul. Même quand il apprend que Fus "tourne mal", il se replie sur lui, se ronge les sangs mais ne montre rien. Cet homme est clairement épuisé. Ce sont ses fils qui prennent les décisions pour leurs vies futures, qui "prennent leur vie en main". Jusqu'à ce qu'un terrible événement survienne.


Volcan violent


Les parents ne sont jamais nommés, peut-être avec l'intention de toujours les représenter à travers leur fonction de père et de mère. Mais cette fonction, ce métier même d'être parent, ne protège décidément pas ses enfants de la violence de la vie : la brutalité d'une mère partie trop vite combinée à celle d'un père emprisonné dans sa douleur.


Le patois lorrain utilisé par l'auteur ("moman" au lieu de maman par exemple) ajoute au réalisme de ce roman contemporain social et nous emporte au coeur même d'une région singulière. Naturellement sublime grâce à ses saisons contrastées, la désindustrialisation et la misère ont cependant désespéré ses habitants, permettant à l'extrême droite d'y prospérer. Le père, quant à lui, est politiquement établi à gauche, membre d'un parti actuellement en grande difficulté. Le Parti socialiste se fait comme l'écho de sa propre vie : trop amenuisé à sa base pour trouver la force de se réinventer. Le père, pourtant profondément aimant, est claquemuré dans un silence impénétrable. Il est vivant, mais pas trop non plus. Alors la question se pose : vivre aux côtés d'une montagne de silence, peut-il mener les plus sensibles vers le plus hideux des monstres, celui qui n'a de nom que de violence ? Laurent Petitmangin traite cette question avec une humilité déconcertante, révélant que parfois pour survivre, certains choix s'imposent à nous.


Après s'être précipité dans la lecture, on y reste enfoui, jusqu'à la toute dernière page qui, écrite avec une abominable légèreté, nous hante longtemps.


Apolline Limosino




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