Le premier roman éponyme d'Olivier Bourdeaut, prix du Roman des étudiants France Culture - Télérama, est adapté au cinéma cinq ans après sa publication aux Éditions Finitude. Fidèle au récit, le film et porté par Virginie Efira et Romain Duris qui endossent leur rôle avec une grâce lisse, mais puissante.
Georges (Romain Duris) et Camille (Virginie Efira), dans En attendant Bojangles, de Régis Roinsard, 2021. © ROGER ARPAJOU_CURIOSA FILMS
Plongeons volontaires
Les premières images s'ouvrent sur la mer. C'est un jour d'été 1958 dans le Sud de la France et un cocktail réunit une tripotée de mondains du deuxième âge. Lors des festivités, deux jeunes inconnus, Georges et Camille, se tombent dans les bras. La folie de l'un répond à celle de l'autre. En pleine danse, on les dérange et essaie de les séparer. Camille a la bonne idée de plonger dans la mer, et Georges de la suivre, sans sourciller. À la fin du film, ils retournent à mer, s'échappant une fois de plus. La boucle est bouclée.
Certes, le film débute dans un style rétro poussif, où la lumière même semble caricaturale. Certes, le coup de foudre est surjoué. Mais n'est-ce pas le ton du livre original d'être si volubile ? Le ton léger des premières minutes laisse d'ailleurs vite place à une noirceur de plus en plus profonde. Ce crescendo - ou decrescendo, c'est selon - fait partie intégrante de l'évolution du récit. Celui-ci conte l'histoire de Georges et Camille, deux marginaux qui vivent heureux avec leur petit garçon Gary jusqu'à ce que la folie douce de Camille se révèle dangereuse et l'emporte vers les abîmes.
Il n’est jamais aisé de maîtriser l’adaptation cinématographique d’un livre. Comme il est difficile pour certains lecteurs d’accepter de mettre en sourdine leur propre imagination pour découvrir celle du réalisateur. Mais nous pouvons d’emblée souligner le talent de Régis Roinsard à restituer le noyau dur du roman. Sans toutefois suivre la structure du récit à la lettre - le petit garçon n'est pas le narrateur comme dans le livre - il parvient à rendre visible l'ambiance du récit. L'atmosphère est constamment charriée par les états extrêmes de Camille, qui passe du bonheur au malheur, de la confiance à l'anxiété ou encore de la sérénité à la colère, en une fraction de seconde. Virevoltante, elle refuse de s'emmurer dans le même prénom et change d'identité et de robes plusieurs fois par jour, sous le regard énamouré de Georges. Ces rituels pourront-ils la libérer de sa prison intérieure ? Rien n'est moins sûr. Quant à Georges, conteur d'histoires farfelus, il empoigne la fiction, comme Camille, à bras le corps. Quelques minutes après leur rencontre, il lui jure de la suivre "absolument partout".
Cage de pierres
L'amour fou qui unit ces deux êtres repose donc sur une dissipation volontaire de la réalité. Camille dit d'ailleurs à leur fils Gary : "Quand la réalité est banale et triste, inventez moi une belle histoire, vous mentez si bien. Ce serait dommage de nous en priver." Le mensonge et la fiction sont donc élevés au rang des plus nobles utilisations. Et le vouvoiement, exigé par Camille, finit de bouleverser les codes, tordant le cou aux normes sociales.
Camille (Virginie Efira) et Gary (Solan Machado-Grane) dans En attendant Bojangles, de Régis Roinsard, 2021. © ROGER ARPAJOU_CURIOSA FILMS
Dans leur grand appartement parisien, ils ont comme animal de compagnie un oiseau exotique, Mademoiselle Superfétatoire, reçoivent chaque soir des centaines d'invités et n'ouvrent jamais leur courrier. Gary, émerveillé par la vie que mènent ses parents n'est traité "ni en adulte, ni en enfant mais plutôt comme un personnage de roman". Sa place particulière ne le fait jamais véritablement appartenir à sa famille. Sensiblement aimé par ses parents, il est cependant comme une pièce rapportée au sein du couple follement épris. C'est cet espace créé entre eux et lui, qui l'autorise à poser la question fatidique mots : "elle est malade maman ?".
La réalité, pourtant tenue loin de leur quotidien, revient en boomerang et l'illusion qu'ils chérissaient se fissure bien vite. Romain Duris joue de manière impériale l'homme qui tient le coup, jusqu'au point de non retour. La sensibilité à fleur de peau de Camille devient une menace pour sa santé mentale. À force de naviguer sur les eaux vives d'humeurs extrêmes, passant sans transition du rire aux larmes et des larmes au rire, elle commence à couler. Se raccrochant à ses fictions, écoutant sans discontinuer "Mister Bojangles" de Nina Simone, le brouillard tombe sur Camille qui n'arrive plus à cacher son angoisse de vivre. Et les ténèbres ont vite fait de tout emporter. Partagée entre l'eau et le feu, ses choix sont de plus en plus radicaux et compliquent tout. L'interprétation de Virginie Efira est tout en nuances, troublante de mélancolie, elle pique soudainement des colères délirantes. Lors d'une scène, elle touche même à l'infime sentiment que l'on ressent quand on aime éperdument : cette impossible acceptation de faire comme si tout allait bien, aller travailler le matin et se retrouver le soir, alors qu'un jour la mort séparera à jamais.
Le film est enfin une brève, mais non moins importante, chronique sur l'hôpital psychiatrique. L'analyse Foucaldienne de la folie moderne y est omniprésente. L'asile, en excluant le malade, rompt davantage le dialogue, déjà affaibli, entre le normal et le pathologique. De plus, l'enfermement, ce dispositif spatial clos sur lui-même, n'est pas thérapeutique. Bien au contraire, il réitère de manière encore plus palpable l'état mental 'bloqué' des patients. Dès lors, il ne reste plus qu'une issue : s'évader à tout prix.
Apolline Limosino
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