La scène d'ouverture du film, une course poursuite entre un policier et un dealer dans les rues moites de Téhéran, se clôt par une démonstration de force. En même temps qu'elle embarque le spectateur, elle l'avertit du ton général du film : il sera "rapide, virulent, remonté, dur", pour reprendre les mots du réalisateur, Saeed Roustayi. Ce jeune réalisateur iranien signe un deuxième long métrage fascinant, où la gangue du crack éclate à l'écran. Salué en premier lieu par les spectateurs Iraniens et sélectionné dans de nombreux festivals, tels que le Festival du film de Fajr, à Téhéran, la Mostra de Venise, le Festival du Film de Tokyo et celui du Film policier de Beaune, il a reçu le Grand Prix du Festival International du Film Policier à Reims.
Samad (Payman Maadi) dans La Loi de Téhéran, de Saeed Roustayi, 2021. © WildBunch Distribution
Les derniers jours d'un condamné
Cette fiction, initialement un documentaire, est devenue, d'année en année, d'attente de subventions et maints contrôles du gouvernement, un polar social. Mais c'est surtout une œuvre chevronnée qui déploie sous nos yeux l'ambiguïté du pouvoir en Iran. Tout ne tient qu'à un fil, que l'on soit policier, trafiquant ou consommateur de drogue, les retournements de situation sont légions et la stabilité se réduit bien souvent comme peau de chagrin, ne devenant plus qu'une illusion. À mesure que l'enquête avance, les deux policiers en charge du dossier, Samad et son collègue accusé de corruption, se confrontent et mènent parallèlement une guerre intestine. Ce qui reste assuré, cependant, ce sont les peines de mort. En Iran, posséder 35 grammes ou 40 kilogrammes de drogue, ce qui n'est objectivement pas la même chose, revient pourtant au même. Et la peine reste capitale. Alors quand Samad, un policier brutal qui souhaite conserver des valeurs, trouve le baron de la drogue Nasser K, ce-dernier sait ce qui l'attend. Un long cheminement vers l'échafaud, qu'il tentera cependant de redessiner, en invoquant, lui-aussi, la corruption. Mais lorsque la corruption n'amadoue pas - saluons les intenses scènes entre ces deux personnages, véritables combats de boxe verbale - il faut accepter l'inacceptable justice et, en derniers recours, examiner attentivement des postures de gymnastique comme pour contrer la pendaison à venir.
Portée à l'écran par la force de la réalité, car ce sont de véritables toxicomanes qui sont filmés, notamment lors de la descente de police sur le chantier de tubulures, Saeed Roustayi montre avec brio que les tréfonds de la société iranienne, ravagée par la drogue dure, affleurent de plus en plus et deviennent un phénomène social d'ampleur. La réalité engendre donc la fiction, et toute l'inspiration de l'œuvre cinématographique part de la séquence finale ; une scène ordinaire à Téhéran que le réalisateur a filmé et décidé d'incorporer à la fin de son film. Le titre original, 6,5, est d'ailleurs le chiffre - inédit et inconcevable - de consommateurs de drogue en Iran. Ce sont 6,5 millions, soit plus de 8 pour-cent de la population totale, qui s'échouent sur les rives du Styx, où la vie est réduite à néant à cause de l'addiction quasi instantanée du crack. Cette nouvelle drogue ne remplace pas l'héroïne, elle s'ajoute et transforme, en un temps record, les êtres humains en loques déshumanisées. Que révèle l'emprise progressive du crack sur une population ? Non pas sa lâcheté, mais surtout son incapacité à ne pas se laisser engloutir, manger, et finalement, à ne pas se tuer.
La Loi de Téhéran dévoile un enfer dantesque, où les vivants ont tari leurs flots de vie à force de ne pouvoir vivre décemment, et les trafiquants sont sauvés juste à temps pour mieux être exécutés. En fin de compte, comme l'a déjà révélé Victor Hugo dans Le Dernier Jour d'un condamné, la justice arrive toujours à s'exonérer de ses vraies responsabilités par des peines injustes et cruelles.
Nasser K. (Navid Mohammadzadeh) dans La Loi de Téhéran de Saeed Roustayi, 2021. © WildBunch Distribution
L'enfance, fureur de vivre
Outre ses séquences difficiles dans les commissariats de police puis dans les geôles iraniennes, surpeuplées, pouvant presque frapper le spectateur de claustrophobie et de vertige, ce qui me parvient surtout, c'est la force de vivre des enfants. À bien regarder, le film est tenu, dans son entièreté, par des enfants. C'est à eux que revient le fil conducteur : du fils défunt du policier, tué en représailles par des trafiquants de drogue - au neveu de Nasser - gymnaste en herbe, poète de l'espace et du temps - sans oublier le fils de l'homme handicapé - dont on suit de près le parcours en prison. Ces enfants, ce sont surtout les seuls personnages auxquels on peut s'attacher. Innocences même, arrachées ou déjà malmenées mais dont l'âme semble vivre encore. Car on se rend vite compte que les âmes des adultes sont tellement abîmées qu'elles sont jugulées par l'amertume et les regrets, qui, inévitablement, les anesthésient à petit feu.
Samad (Payman Maadi) dans La Loi de Téhéran, de Saeed Roustayi, 2021. © WildBunch Distribution
À l'aune de la colorimétrie du film, un vert jade d'une fraicheur poisseuse qui colle à la peau des personnages, via leurs chemises vertes, ou que des mains enserrent, à travers les barreaux des portes de prison, j'y lis autant l'espoir que la fatalité. La couleur jade comme celle de l'enfance, qui contient encore l'inexpérience acide de la jeunesse mais aussi, déjà, le ton terne du malheur, la teinte d'une pistache pas assez mûre, qui pourrait ensommeillée l'espoir d'un mûrissement à point, mais qui n'est, in fine, qu'une coquille creuse. Cette couleur vive contraste certainement avec les prisons sombres, les nuits noires et fatales, mais elle fait également écho aux peaux jaunissantes, sordides et rendues à leurs plis, des toxicomanes. Ce vert porte à la fois l'élan d'une jeunesse qui voudrait vivre sa vie d'enfant, mais qui ne peut combattre les démons de leurs parents. Et, tour à tour, les rêves des enfants se brisent, happés par une culpabilité grandissante qui leur ronge l'esprit et les pousse à sauver leurs figures tutélaires plutôt que leur propre peau.
Pourtant, Nasser K. ne s'était-il pas donné pour mission de sauver les siens de la misère ? Son neveu le lui rend bien, il lui offre au parloir un temps suspendu, des secondes porteuses d'élan. Finalement, c'est ce petit corps, si jeune, qui fait des roues puis le poirier qui parvient à faire oublier à son oncle l'étau prochain de l'échafaud. Gageons qu'à force de souplesse et d'agilité, ils arriveront à se délier de l'obscurité créée, de fait, par leurs pères, mais de force, par un gouvernement absent.
Nasser K. (Navid Mohammadzadeh) dans La Loi de Téhéran de Saeed Roustayi, 2021. © WildBunch Distribution
Apolline Limosino
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