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"Nomadland" de Chloé Zhao, murmures d'humains

Le dernier film de Chloé Zhao est une belle odyssée marquée par la perte et la résilience. Remportant les oscars du meilleur film, de la meilleure actrice et de la meilleure réalisation, il est un double portrait de Fern et de Mc Dormand, assorti d'un regard anthropologique.


Fern (Frances MacDormand) dans Nomadland, de Chloé Zhao, 2019. © Joshua James Richards

Rouler, acte de résistance contre le délitement


Nomadland est une traversée humaine qui force, à maints égards, à l'admiration. Ce film s'attache à dépeindre le portrait de Fern, une femme dont la perte du mari et de sa ville l'ont obligé à aménager son van pour y (sur)vivre. En effet, dû à la crise économique la mine qui faisait vivre la cité ouvrière, dont le nom Empire est devenu suranné, a fermé. Et nous pouvons mesurer l'immense gouffre qu'a créé cette fermeture à l'aune de la suppression du code postal de la ville. Quelle autre décision aurait pu être un tel affront pour ses habitants ?


Ce changement de vie exige d'elle une persévérance tenace - passant les fêtes de fin d'année seule, frigorifiée, à travailler chez Amazon - mais qui lui procure une liberté qu'elle n'échangerait pour rien au monde. Elle qui était déjà sensible à l'appel du large, cette vie lui offre la possibilité de vivre en communion avec la nature. Ainsi, de cette survie imposée, Fern trouve une vie à sa juste mesure et ne peut plus s'en passer. Si la nostalgie affleure souvent dans les yeux de Fern, elle est balayée avec conviction par ses mimiques et son sourire convaincant. Ce portrait d'une femme, mûre et acharnée, dans l'immensité du Nevada rend également hommage à la communauté de nomades, en les sortant de leur invisibilité. Eux qui ont quitté les villes qui les asphyxient économiquement, ont aussi quitté le champ visuel de notre société. Le fait de filmer leur solitude avec une certaine grâce, permet de garder une trace essentielle de leur désir de se fondre dans le paysage, jusqu'à s'y dissoudre.


Si certaines scènes sont prévisibles, et donc assez décevantes - comme la scène avec le guide astrologique - toutes ne le sont pas. Pour beaucoup, elles sont teintées de justesse, comme l'amitié qui la lie à Linda et Swankie - la femme hirondelle. Rapides, les scènes les plus poignantes - quand Fern s'assoie au pied d'une montagne de betteraves ou expliquant qu'elle ne pourra jamais retirer son alliance, sont les plus rapidement coupées. Leur brièveté nous échappe mais permettra peut-être à ces images de veiller sur notre mémoire pour longtemps.


Fidélités à soi et au monde


Ce film montre que peu de mots peuvent changer la trajectoire d'un homme - surtout ceux qui ont tout quitté ou fait des choix radicaux et pensent ne plus avoir de légitimité à revenir en arrière. Fern, en apprenant les codes de cette nouvelle vie, est de celle qui sait poser les bonnes questions et peser la certitude de ses exclamations, "Va jouer ton rôle de grand-père!". Elle permet, en un sens, d'en libérer plus d'un en les autorisant à emprunter un nouveau chemin comme lors de la brève mais cruciale discussion avec le jeune homme, à qui elle récite un poème que l'on aimerait salvateur. Forte, indépendante au point de vouloir tout contrôler, même des pas de danse, elle obtempère peu et garde une foi vitale en la vie. Les nombreuses discussions avec les nomades, souvent très âgés, la marquent à jamais et lui permettent d'accepter ce qui est. Serait-ce la tradition des nomades de redonner confiance en la vie quand tout devient illusoire ?


Si beaucoup d'émotions émanent de Nomadland, le léger pathos amené par la musique si connue du compositeur Ludovico Einaudi dessert le film, lequel aurait demandé davantage de silence ou une musique d'un tout autre genre. Parfois, le ton sur ton fait des merveilles, mais ici, la mélancolie alliée à la mélancolie ne fait pas bonne route. Au lieu de porter le spectateur au bout de ses émotions, cette sempiternelle mélodie l'entrave et peut même le faire passer à côté de scènes pourtant interprétées avec justesse par Frances McDormand. Cette dernière joue sans feinte ni fard, en offrant beaucoup d'elle-même. D'une part elle nous offre son visage mis à nu, chose étonnante de nos jours où toutes les actrices s'imposent une chirurgie esthétique qui les déforme et supprime la force de leur âge. Ici, c'est une brillante et célèbre actrice, qui ne s'est jamais pliée aux diktats d'Hollywood et joue à la hauteur de nomades, sans mentir vrai, dans une honnêteté qui donne au film une profondeur aussi belle que les sillons de son visage. D'autre part, elle nous offre ses propres souvenirs, comme le service d'assiettes offerts par son père.


Malgré cette légère déroute, le film parvient globalement à faire entrer le spectateur dans la peau de Fern et décale notre regard cantonné à notre mode de vie urbain de classes aisées. Grâce au talent incontesté de Chloé Zhao - qui réussissait déjà un tour de force dans son premier film, The Rider - les habitudes des nomades de l'Ouest américain deviennent familières ainsi que leur manière de voir le monde. Aussi, sommes nous troublés à la vue de la peau, si jeune, et des mains, si souples, des enfants. Nous sommes même étonnés voire dérangés par le discours des Américains de classes plutôt aisées habitant dans une zone pavillonnaire, qui, devant Fern, évoquent les stratégies immobilières. Soudain cette réalité, qui est pour beaucoup la nôtre, nous paraît faussée. Soudain les lits nous paraissent des navires chancelants, son van "miteux» nous semble être le plus précieux et nous respirons d'un même souffle lorsqu'elle retrouve son chemin pavé par la seule nature ; séquoias centenaires, océans de roches, désert sidérant, vagues et abruptes falaises. La si grande diversité du paysage américain, qui contient en lui toute une planète, sied à merveille à Fern et lui permet de trouver un sens logique, cosmique, à sa vie nouvelle.


Fern (Frances MacDormand) dans Nomadland, de Chloé Zhao, 2019. © Joshua James Richards

Apolline Limosino

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