Servi par une poignante bande originale, le film Gagarine est une puissante révélation cinématographique à ne pas manquer. Ode à l'espoir, il parvient à effleurer l'essence même du cinéma, à savoir éduquer en agissant sur l'ouverture d'esprit, la tolérance et l'imagination. En sortant du film Gagarine, on ne regarde plus la banlieue de la même façon.

Youri (Alséni Bathily) dans Gagarine, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, 2020. © Haut et Court
Curiosités cosmiques
À plusieurs reprises la phrase "Nous sommes les voisins de la Lune", jaillit, par écrit ou parcourant les bouches des habitants de la Cité Gagarine, à Ivry-sur-Seine. En effet, cette cité de 13 étages en forme de T ressemble davantage à une navette spatiale qu'à une simple barre d'immeuble en brique rouge. Inaugurée en 1963 par le cosmonaute Youri Gagarine, elle est en passe d'être déconstruite en 2019, ne répondant plus aux normes sanitaires actuelles. Cependant, le jeune Youri, qui a passé ses 16 années dans cette Cité et y est attaché comme s'il s'agissait de sa famille, et ne se résout pas à la quitter. Dénuée de tout cliché, la cité est magistralement mise à l'écran par les réalisateurs Fanny Liatard et Jérémy Trouilh. Survolée et frôlée sous tous les angles grâce à la dextérité des drones, elle est filmée en rapport au ciel qui l'environne, avec une aisance et une liberté qui sortent de la représentation ordinaire d'une cité - souvent plantée dans le sol, telle une lourde armature qui emprisonne plus que ne libère ses habitants. Au contraire, Gagarine est omniprésente par l'aura qu'elle dégage, elle qui a su accueillir des centaines de familles populaires cherchant, à l'époque, des lieux d'habitation un lieu d’accueil. Les choix graphiques font directement écho au propos du film : porter un nouveau regard, bienveillant sans toutefois tomber dans l'idéalisation, sur la Cité. Celle-ci regroupe plus qu'elle ne cloisonne et permet l'expression d'une conscience collective. Cette dernière est alors ébranlée par la dissémination de ses habitants, conséquence inéluctable de la déconstruction imminente du bâtiment.
Loin d'être un décors, Gagarine est un personnage à part entière, une vieille dame architecturale qui vit ses dernières heures. Un côté aérien et mythologique émane d'elle, certainement dû aux récits, à la solitude, la violence et l'amour qu'elle a conservé dans ses murs, ses portes, ses volets, ses boîtes aux lettres et ses escaliers - des objets auxquels les habitants accordent de l'importance, véritables témoins de leur vie qui, aux ressources limitées, paraît parfois irréelle. Gagarine et Youri ne font qu'un, comme en témoigne la scène où le reflet de la Cité se superpose à son visage tendu vers elle. Youri pose un regard pur sur toute chose - imaginant une navette spatiale dans un simple hangar - et cherche des solutions partout où les problèmes se posent. Abandonné par sa mère, il n'a de cesse de réparer sa cité comme si cela allait nécessairement faire revenir les fantômes que sont devenus ses parents et les souvenirs de son enfance, qui s'étiolent irrémédiablement. De là naît un amour intemporel et hors frontière entre lui et Diana, une jeune fille Rom à la prose aussi rageuse qu'à la portée philosophique. S'ils arrivent à se comprendre c'est en utilisant un autre langage et en se laissant trouver en des lieux qui sont déterminants pour eux (grues, caravanes, etc.).
Du vertige à l'apesanteur
La douceur de son regard alliée à celle de ses gestes et sa façon de se mouvoir - comme en apesanteur - donnent à Youri une envergure extraordinairement onirique. L'une des premières scènes rassemble en creux les principaux éléments du film. Fidèle à son poste d'observation, Youri est dans sa chambre comme dans le ventre de sa Cité. Il arrose délicatement ses orchidées, et se passionne pour la vie extérieure, qu'il regarde à travers sa lunette astronomique. Ce film porte ses personnages au-delà d'eux-mêmes, que cela soit dans leurs espoirs que dans leurs défaites. Son point de vue audacieux offre la possibilité de s'intéresser aux individus qui composent l'ensemble, la Cité, plutôt qu'à l'ensemble constitué d'individus. Comme l'assène un résidant à l'experte en bâtiment, il faut arrêter de se focaliser sur les parties communes, et entrer dans les appartements personnels. Ainsi, les nombreux visages qui passent derrière la caméra - pour beaucoup d'anciens habitants de Gagarine - font peu à peu naître chez le spectateur une empathie propice au rêve. Car du film sourd une ode à la poésie, au regard pur porté sur toute chose, à la recherche du beau derrière ce qui semble laid, du merveilleux derrière ce qui paraît strictement utilitaire - à l'instar des cheminées qui se transforment en radio spatiale que Youri écoute depuis le toit. Sa peau elle-même est une constellation à elle toute seule. Le luisant de ses lèvres, les imperfections de son visage, tout renvoie à l'univers parsemé d'étoiles qu'il reconstruit de ses mains à même la tôle.
À l'affût du moindre bruit, de la plus petite image, de la routine protectrice qui manque cruellement à sa vie, Youri emmagasine tout. Par la suite, il utilise ses souvenirs comme des outils, pour résister comme pour lutter contre le vertige viscéral. Il est autant un cosmonaute - autodidacte - en devenir, qu'un alchimiste. Ainsi change-t-il le plomb en or, la déconstruction d'une Cité en capsule spatiale, la banlieue en étoile, le chantier de gravats en potager cosmique. Le vert des feuilles de courgettes, des pieds de tomates et des orchidées saute d'ailleurs aux yeux du spectateur comme si cette couleur venait d'un autre monde, de la planète Terre qui semble si loin. Les espaces naturels sont quasi inexistants à Gagarine, Youri seul parvient à les faire pousser.

Dali (Finnegan Oldfield) dans Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, 2020. © Haut et Court
Sur les rails serpentines du RER, qui entourent Gagarine, le soleil couchant inscrit ses rayons incandescents, se reflétant sur les cheveux de Diana. Ces rails sont aussi bien porteurs d'espoir que de fatalité pour les personnages de Gagarine. Aussi, le film joue de manière saisissante sur les concepts clés de l'intérieur et de l'extérieur. Car Youri a besoin de la protection architecturale de sa cité pour vivre, elle est son vaisseau qui le protège du monde extérieur, aussi hostile que des trous noirs. Alors quand il est question de faire tomber les murs, malgré les efforts décuplés de Youri pour réparer les ascenseurs et changer les néons, il décide de recréer son propre vaisseau. Mais la force dramatique du film, poussée un peu trop loin à mesure que la fin du film se dessine, réside justement dans cette contradiction : Youri construit sa bulle céleste d'une folle complexité au beau milieu d'un chantier de démolition, au cœur d'une Cité grignotée par les pelleteuses.
Apolline Limosino
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