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"Sa Préférée", de Sarah Jollien-Fardel

Pour son premier roman publié chez Sabine Wespieser Éditeur - sélection du prix Goncourt 2022 (1ère liste) - l'autrice Sarah Jollien-Fardel regagne les chemins sinueux des montagnes de son enfance.



Soumissions montagnardes


Jeanne et Emma grandissent en Suisse, dans les montagnes valaisannes, au sein d'une famille où le père règne en maître et possesseur. Chaque soir, son arrivée est redoutée : dès que les pneus de sa voiture crissent, les filles éteignent la télévision ou la radio et cessent instantanément de chanter. Il faut au moins ça pour ne pas tenter le diable. Celui qui n'a d'ailleurs pas de nom fait subir à sa femme et à Emma les pires sévices. Jeanne, quant à elle, semble en être protégée. Peut-être est-ce grâce à son regard, noir et d'acier, qui fait dévier les beignes du patriarche. Sauf cette fois où, deux syllabes prononcées avec un filet de condescendance dans la voix, elle finit par s'évanouir sous ses coups. Quand elle se reveille, son corps est pétri de contusions.


À part cette unique fois, la vive lucidité de Jeanne lui ordonne de se taire et d'être sur le qui-vive permanent. Alors Jeanne observe chaque mouvement, chaque respiration, décèle dans le plus infime geste ou le plus léger déraillement de voix, quand les voyants passent au rouge, que l'orage approche et qu'il est temps de sortir du champs de vision du père. Si ce "privilège" lui évite de perdre ses cheveux (la chevelure de sa mère "aux nuances caramel" elle, est arrachée par poignées), elle ne souffre pas moins. De sa "trouille collée au corps en permanence" Jeanne somatisera, des années plus tard, en développant une méningite virale. Corps et esprit ankylosés par une même souffrance.


Cependant, à force de pressentir la violence du père, Jeanne craint de l'organiser. Persuadée d'avoir une part de responsabilité, elle ne se considère pas victime, comme sa mère et sa sœur, mais coupable. "Je suis lui", murmure-t-elle.


Ultra viol.ence


Jeanne quitte alors très tôt l'enfer de la maisonnée. Elle devient pensionnaire à l’École normale d’instituteurs de Sion, afin de poursuivre ses études et devenir institutrice, le rêve qu'elle se donne. En fuyant sa famille, elle espère du même coup échapper à ses souvenirs traumatiques. Cependant, quelques années plus tard, sa soeur la convoque chez elle et prononce des mots sordides et inconcevables. Des mots laissés en suspension dans la vapeur d'eau des pâtes qui bout, des mots qui rouvrent la brèche. Dans la continuité de cette même soirée, le suicide d'Emma finit de creuser un gouffre en Jeanne. Des deux sœurs, il n'en reste qu'une.


Lors de la cérémonie des funérailles, Jeanne honni son père devant tout "le monde", mais les villageois restent de marbre. Comme toujours. Sa Préférée est un grand roman sur le silence des montagnes, la sempiternelle omission qui tue, à petit feu, les personnes exposées aux violences. Là où chacun sait mais ne dit mot, réside la pierre fondatrice de son impossibilité à démolir sa carapace de honte.



Brasses marines

Dès lors, Jeanne sécrète une haine morbide. Elle quitte ses montagnes et s'installe dans la quiétude urbaine et impersonnelle de Lausanne. Dans cette ville, bordée par le lac Léman, elle apprend à nager, assouplir son corps et délier sa pensée. En fendant l'eau, Jeanne tient quelque chose de neuf, une façon d'être au monde. S'extrayant du poids des montagnes qui accouchent de tant de douleurs, le lac - vase clôt - la protège. L'eau, comme un motif régressif proche du liquide amniotique, évoque le lien de Jeanne à sa mère, tant aimée et si mal comprise. Dans l'eau, Jeanne pense à sa mère, "si elle me voyait". Sous l'eau, ses membres espèrent se laver du passé.


Toutefois, l'impression de ressembler au monstre qu'est son père reste tapi au fond de son cerveau. Le sang qui coule dans ses veines la démange. De cette culpabilité, instigatrice de doutes, voilà sûrement la source de sa métamorphose avortée. L'amour pourtant lui redonne espoir, mais la vie qu'elle mène avec Marine, dans un appartement ouvert sur le Lac, ne parvient pas à adoucir la violence générationnelle.


La fuite en avant gagne du terrain, et Jeanne, troublée par un homme - qui représente selon elle, le sexe de la violence - achète un bateau. L'incisive plume de Sarah Jollien-Farden vogue sur les flots d'un avenir impossible, dépeignant subtilement la conscience d'une femme piégée par son passé, terrassée par ses montagnes, et cherchant dans l'eau d'un lac, une vaine absolution.


Apolline Limosino

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