La rétrospective consacrée à Sam Szafran au musée de l'Orangerie décortique l'oeuvre du pastelliste sous le prisme de ses obsessions - ateliers, escaliers, philodendrons. Une belle façon de déplier toute la dimension narrative contenue dans ces toiles, fécondes et luxuriantes. Et de rappeler que dans l'histoire du pastel, la feuille de papier n'a jamais été aussi proche de la feuille de l'arbre.
Cachée dans les feuillages
Une femme vêtue d'un manteau japonais est assise sur un banc dans un jardin d'hiver. Minuscule, elle fait face à une palpitation végétale qui semble infinie, tel un papier peint fourmillant qui la protégerait. Ce tableau, un des derniers de l'artiste, et intitulé "Hommage à Jean Clair pour son exposition 'Cosmos'" referme l'exposition dans un souffle profondément calme. La présence de Lilette, la femme de l'artiste - elle aussi artiste - à l'aura contemplative, nous guide à regarder le tableau. Davantage que sa muse, Lilette dans les feuillages est sa respiration, sa présence au monde. Accoutumé à représenter ses bâtonnets de pastels dans ses toiles, sa femme pose souvent devant le pupitre qui les contient, jusqu'à les substituer parfois définitivement. Face à cet hommage pour un homme que l'artiste estimait beaucoup, l'Académicien Jean Clair, et qui l'accompagne jusqu'à la fin de ses jours, on pense à l'un des premiers tableaux de l'exposition, "L'Atelier rue du Champ-de-Mars" où la neige s'infiltrait dans l'atelier, flocons entrant avec fougue, qui semble avoir finalement cessé de tomber et a recouvert le sol de ce tableau, modifiant le son et l'espace, comme un signe d'apaisement.
Issu d’une famille juive polonaise et né en 1934, Sam Szafran échappe de peu à la rafle du Vel d’Hiv. Arraché au continent européen, il regagne Paris après un court séjour en Australie à la fin de la Seconde guerre mondiale, pour s'y établir en tant qu'artiste. Il y fait la rencontre, décisive, en 1961, du sculpteur Alberto Giacometti. Refusé aux entrées d'écoles d'art de la capitale, Sam Szafran commence alors son oeuvre en autodidacte. Sans suivre la vogue parisienne, il choisit le matériau délaissé qu'est le pastel, pour représenter ce que ses contemporains abhorrent : figurer le réel. "Écrire ou faire de la peinture, c'est grosso modo la même chose" confesse Sam Szafran. Il était d'ailleurs inspiré par des poètes et romanciers aussi divers qu'Edgar Allan Poe, James Lord, Georges Perec, Maria Reiner Rilke, Goethe... dont certaines citations de leurs oeuvres aident à saisir les toiles de Sam Szafran.
Réhauts de pastel
Ses ateliers sont la première de ses obsessions, avant l'ouverture fugitive des escaliers. L'espace clos est protecteur pour cet artiste déraciné. Au fusain puis aux pastels, ses ateliers se suivent et se ressemblent : surchargé de cartons et de feuilles, les matériaux volent, les chaises flottent et une bassine en zinc est suspendue, tel un astre, en référence au Tub d'Edgar Degas. Moins que l'intimité des corps nus se lavant, Sam Szafran prolonge l'héritage de Degas via la technique du pastel, qu'il tentera de perfectionner toute sa vie, l'utilisant de manière non traditionnelle : "J'incise le papier et je passe de la poudre de pastel dans les incisions, ce sont de véritables incrustations de pastel. (...) Qu'est-ce que le pastel ? C'est une forme de maquillage, comme on maquille un visage."
Majoritairement, c'est le bois et le métal qui sont représentés : l'un chaud, l'autre froid, à l'aune des états créatifs paradoxaux de l'artiste où, dans ses ateliers, les idées se tiennent en pagaille. Le verre est un autre matériau omniprésent dans ses vues d'ateliers mais surtout dans celles de l'imprimerie Bellini, aux perspectives cinématographiques et aux artisans qui rappellent "Les Raboteurs de parquet", de Gustave Caillebotte. Ainsi, les hautes verrières offrent à Sam Szafran une possibilité de visibilité multiples : vers le ciel et grâce aux reflets, il recherche l'ouverture. Il la trouve plutôt en ouvrant la porte, admirant la grâce des escaliers.
"Regarder en oblique"
En montant ses marches, l'escalier peut mener au sommet des immeubles, chambre de bonnes et ateliers parisiens. En le descendant, l'escalier débouche sur la rue, que Sam Szafran dessine sans tenir compte de son horizon, en prenant la distance nécessaire pour rappeler que ces rues glissent sur notre globe, s'intercalant les unes dans les autres.
Les rampes d'escalier lui permettent de souligner l'arabesque des formes d'un objet aux arêtes cassantes, et au vertige qu'il peut soulever, l'escalier constitue un danger potentiel que Sam Szafran a déjà vécu une expérience traumatique enfant, lorsque son oncle le punissait en le suspendant dans le vide en haut d'un escalier. De cette angoisse primitive, Sam Szafran mesure à chaque nouvelle oeuvre, la gravité. Dans ses pastels mais aussi dans ses lithographies, certains escaliers ressemblent mêmes à des mains. Cependant, les escaliers ne sont pas seulement associés à son traumatisme, Sam Szafran ayant vécu dedans : "C'est le côté territorial, physique, la survie, les petites bandes de mômes qui tiennent un territoire..." Ainsi porte t il un regard reconnaissant sur eux, ces dédales de marches qui existent, malgré leur invisibilité. Sam Szafran est le premier à les faire passer élever du statut de banal à celui de contemplatif.
Grand admirateur de Georges Perec, Sam Szafran lui emprunte son mode d'emploi et le fameux "regard en oblique", "la diagonale du fou" ajoute le pastelliste. Techniquement, Sam Szafran procède par accumulation de pastel, la dernière couche étant la seule qui n'est pas fixée. Dans la série des escaliers, le remarquable indigo bleu nuit semble irradier du ciel s'assombrissant. En faisant ainsi vibrer les éléments et les espaces muets, ces-derniers se métamorphosent sous nos yeux : que ce soit "Le Chou", ou "Le Funambule", un plissement de paupière, associé au regard oblique, nous fait entrevoir la possibilité d'un corps. De plus, la déformation des escaliers, dans des formats de plus en plus grands, soulignent leur ovalité et font écho aux métamorphoses corporelles de Francis Bacon, peintre dont il s'inspirait et à côté de qui ses toiles furent exposées en 1965. Métamorphose dont Sam Szafran lui-même est en proie lorsqu'une nuit, alors qu'il dormait dans les escaliers, un cauchemar le réveille. Subjugué par les ombres portées par la pleine Lune, il confesse : "J'étais obligé de m'identifier à une araignée, qui monte et descend au bout de son fil, dans la cage d'escalier, qui peut voir par-dessous et par-dessus. J'avais lu chez Alberto (Giacometti), ces passages où, pour voir, il s'identifie à un animal (...) Et donc j'ai commencé à me mobiliser, comme si j'étais une caméra, à bouger, à tourner..."
Philodendrons, dernière obsession
Établi dans son atelier de Malakoff à l'âge de 40 ans, ce lieu définitif est aussi son refuge ouvert sur un jardin sans lequel il ne pouvait respirer. Ses premiers feuillages voient le jour à la fin des années 1970, et coïncident avec la nouvelle expérimentation technique de Sam Szafran : il associe le pastel et l'aquarelle, le sec et le mouillé, association qui fait croître les philodendrons. Sam Szafran les représente d'emblée en ex-croissance, prenant toute la place sur ses feuilles de soie. En effet, le pastelliste substitue ses feuilles de papier, qu'il comparait à de la peau, à des feuilles de soie, se rapprochant peut-être encore davantage du monde végétal.
Persistant, exotique, la caractéristique du philodendron réside aussi dans la forme de ses feuilles : découpées, lobées, ressemblant à des doigts ou des pattes d'araignées tissant leur toile, hébergeant un monde complexe de strates et de fractales.
On ne plonge jamais dans les pastels de Szafran, on y flotte, comme si la dernière couche de pastel nous maintenait à distance, en même temps qu'elle happait l'œil. On s'y frotte donc, on navigue, entre le vertige du vide et l'asphyxie des lianes. Et si une certaine menace point, jamais elle n'advient.
Apolline Limosino
- À voir : L'exposition "Sam Szafran. Obsessions d'un peintre" est visible au musée de l'Orangerie jusqu'au 23 janvier prochain.
- À lire : Le riche catalogue de l'exposition, dont sont tirées toutes les citations, notamment le très intéressant essai de Julia Drost "All over : le végétal dans l'oeuvre de Sam Szafran" qui retrace une éco-phénoménologie de l'atelier, qu'elle a beaucoup fréquenté du vivant de l'artiste.
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