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Alexandre Lenoir "le personnage n’existe que parce que les éléments autour existent"

On parlera du format, des couleurs, des formes mais pas avant d’avoir écrit sur les sensations que la toile procure. Car c’est avant tout une alchimie que le travail d’Alexandre Lenoir. Une alchimie et je pèse mes mots : “l’art de purifier l’impur en imitant et en accélérant les opérations de la nature afin de parfaire la matière”. Dans cette alchimie il y a trois choses : l’impur qui serait l'espèce humaine – le cancer de la nature selon Emil Cioran – ; l’imitation et l’accélération qui se crée via le pinceau et les scotchs de l’artiste, et enfin, la matière parfaite par la finition de la toile - après de longs mois de labeur.


Alexandre Lenoir, Landes, vue de dos, Acrylique sur toile de coton, 2016, 300 x 200 cm


Les toiles d’Alexandre Lenoir nous font rien de moins que persévérer dans notre être. Je quête depuis longtemps la définition du vrai, et je crois en avoir fait l’expérience rien qu’en m’asseyant devant la toile, Landes. « Le vrai peut toucher tout le monde, me dit-il, tous ceux qui ont un contact avec la nature. Peindre dans un endroit où la peinture n’existe pas afin que la peinture puisse se mesurer seulement à elle-même. Recréer uniquement ce qui est vrai. » voilà la mission de ce peintre. Alors on se place devant et il n’y a qu’à attendre de sentir les émotions monter en soi. Et c’est un branle-bas de combat car on se sent revenir de loin. Les toiles d’Alexandre Lenoir replacent l’homme dans une grande innocence, innocence que l’on perd un peu, au fil du temps qui passe et des années qui nous escortent.


On ne regarde pas les toiles d’Alexandre Lenoir, on les contemple et cela indéfiniment. On se mesure à la hauteur de ces toiles – 2 mètres sur 3 -, on est géographiquement dans un espace de quelques mètres carrés, mais la merveilleuse nouvelle c’est qu’on voyage bien plus loin, jusqu’au bout de nos émotions, au point névralgique où douleur et douceur se recoupent : et cela peut aisément produire des larmes.


Effets de matières


Landes, la toile est gigantesque, c’est une armure de couleurs, de vie et surtout de mouvements. Il y a la silhouette toute blanche – le blanc de la réserve – d’un homme au beau milieu du tableau, un homme dont on ne voit pas les traits mais on pourrait aisément les deviner puisqu’on les ressent. Ce blanc, cette économie de matière rend compte justement de la matérialité, de la planéité de ce qu’on voit ; et ça saisit le spectateur. L’homme se fond dans le décor, ou alors c’est l’inverse et c’est le décor qui se fond dans l’homme, en tout cas c’est un vrai corps à corps. On ne peut pas réellement décrire les toiles d’Alexandre Lenoir et ce n’est pas un aveu d’échec, au contraire. L’intensité de la toile est telle qu’on n’ose amoindrir sa beauté avec de simples mots, de sommaires signes retranscrits. Les toiles d’Alexandre Lenoir sont d’un réalisme qui dépasse le concept dans le sens où l’imitation de la nature ne se voit pas, elle se respire à pleins poumons. La nature est partout, le personnage du tableau comporte toute l’humanité en lui et entre les deux il y a ce que l’homme réalise et place dans la nature en tant qu’artisan, l’architecture par exemple. Ici c’est l’entrée d’une petite maison toute de bois construite. Des planches en bois et quelques tuiles, un bout de mur en briques, des voiles fondantes dans le vent, accrochées aux poutres, un tuyau d’arrosage et des pots d’arbustes. Ce qui est incroyable, c’est que cet homme, il est tout vide. Et Alexandre Lenoir de dire : “il n’existe que parce que les éléments autour existent, parce qu’ils sont peints.” Sa présence est donc en vide et c’est aussi cela qui aimante autant le spectateur, et on y gagne au final : Alexandre Lenoir réalise son objectif premier qui est de ramener l’homme à la toile. De par son format si grand, la toile est moins un objet qu’autre chose, elle nous submerge, on ne peut pas se l’approprier et là encore, l’homme se sent happer par la toile. On voit d’abord la peinture avant de voir le tableau, ainsi on ne part pas dans une élucubration de production. L’homme est là et c’est tout.



Alexandre Lenoir peint Landes dans son atelier, Le Lavoir, 2018 © Antoine Pecclet



L’environnement de ses toiles est si ouvert qu’on ne reste absolument pas cantonné aux cadres de la toile : on imagine tout le hors champ qu’il contient en silence. Parlons du silence de ses toiles : un silence propre à la matière qu’est la peinture mais un silence riche d’idées et de projections. Cet homme sur la toile, il transpire l’été, tête un peu baissé, concentré dans sa marche ; les hautes herbes jaunes et blanches qui suivent le rythme du vent dans les arbres verts foncés en arrière-plan ; au tout premier plan aussi quelques plantes sauvageonnes car poussant entre les lattes de bois, on les sent se hisser et l’on entend le bois qui travaille, craque et vieillit autour d’elles.


On s’installe devant et c’est le temps qui se suspend. De deux choses l’une : on s’imprègne de la toile, de son atmosphère, de ses détails qui nous apparaissent au bout d’une, de deux heures de temps. Puis après cette ouverture au monde de la toile, on se récupère soi-même, on se retrouve sans préjugé, comme une seconde naissance, on se sent empli de promesses et c’est certainement le don de l’art, de nous ouvrir à l’ailleurs pour nous recentrer et nous épanouir, nous redonner foi en la vie.


Microcosmes


On se délecte dans son art pour se retrouver en somme. Ça se sent dans le creux de l’estomac : tout se suspend, l’heure ne passe plus, morphologiquement on est ailleurs. On est décalé. Laisser nos yeux naviguer dans les toiles d’Alexandre Lenoir, c’est sentir qu’on n’a jamais été aussi vivant qu’en étant immobile. Et c’est un vrai retour aux sources que de se confronter à la véracité de son travail. Car au fond, dans chaque centimètre de sa toile se cache un microcosme de possible : si l’on fixe une infime partie du tableau et que l’on fait abstraction du reste, on peut s’imaginer un tout autre univers, ses toiles ouvrent le champ des possibles, et c’est beau.


Techniquement parlant, il peint d’après ses propres photos, d’après l’architecture de la peinture comme il définit la photographie. Et sa peinture se rapproche même du travail de l’argentique : travaillant en chambre noire, il a la révélation de sa toile uniquement à la fin, tout comme il faut attendre de développer ses photos pour découvrir ce qu’elles sont. Ensuite muni d’un rétroprojecteur, il projette sa photo sur sa toile et peint par-dessus, sans croquis en amont. Mais aussi il y a les scotchs. En général bleus, les scotchs se différencient de par leur adhérence, leur puissance. Cette installation, dans le noir, avide de lumière picturale, c’est une tendre bataille. Par-dessus, la peinture décide ou pas de se glisser, de dégouliner, traverser, contourner les scotchs. Ainsi, tous les endroits où la peinture se fixe sont des endroits non voulus, les choses se font sans les faire directement, « c’est travailler à ce que la peinture travaille d’elle-même. » dit-il en citant Niele Toroni. Comme ça, tout n’est pas maîtrisé car une trop grande maîtrise opacifie l’œuvre. On m’a dit, Alexandre Lenoir “respecte tellement la peinture et la liberté que celle-ci induit”. Et c’est exactement cela.


Alexandre Lenoir, Les Cévennes, acrylique sur toile de coton, 2014, 307 x 195 cm


Cimetière du moule


Après avoir commencé la Prépa de Sèvres, Alexandre Lenoir entre aux Beaux-Arts de Paris en 2011, un monde délicat dont il s’éclipsera pour travailler de son côté, chez lui puis ensuite en résidence au Lavoir, les anciens bains d’Ivry-sur-Seine réhabilités en atelier d’artistes. En juin 2016 il sort lauréat du prix Thaddaeus Ropac et de la Fondation Jean-François et Marie-Laure de Clermont Tonnerre, dans le cadre du Prix des amis des Beaux-Arts. Diplômé d’ici novembre, Alexandre Lenoir peint de nouvelles toiles et entretient les précédentes avant qu’elles ne soient vendues. Et ses exigences de vente sont cruciales, il ne veut vendre qu’à des gens bienveillants. Et pour être exposé, ses critères ont aussi leurs singularités : il souhaite superviser lui-même l’espace, l’ordre et la structure architecturale, les emplacements de ses toiles. S’il aime un lieu, c’est bien l’aumônerie des Beaux-Arts, où une fois par an il expose. En mars 2020, il expose à la galerie Almin Rech à Paris pour la toute première fois.


J’aimerais vous montrer les toiles d’Alexandre Lenoir, mais les voir en photo crée une gêne : le rapport de taille s’y trouve complètement déjoué alors que c’est d’une importance cruciale, et puis dématérialiser l’œuvre cause souci. Alors pour vaincre cela on prend des morceaux de toile, ou bien la toile exposée dans son environnement global.


Dans Les Cévennes il y a une dualité qui montre une volonté d’équilibre, un équilibre qui se trouve dans l’opposition de matière : certaines zones avec énormément de scotch, ou non, avec beaucoup de passages au lavis, ou non, juste un coup de pinceau, ou plusieurs. Alexandre Lenoir qualifie son travail d’introspectif, il souhaite s’effacer dans le geste. Selon lui, disparaître en peignant est un bon chemin. Ce serait d’ailleurs plus la gesta que le geste, signifiant en latin « un haut fait ». Il voudrait que ses nombreux gestes n’en reproduisent qu’un seul ; que l’intention s’évanouisse d’elle-même.


Alexandre Lenoir veut créer comme on enfante, faire quelque chose qui sera là seulement parce que lui-même est présent. A lire les titres de ses toiles : Cimetière du Moule (Guadeloupe), Landes, Les Cévennes on s’aperçoit que ce ne sont que des noms de lieu, « pour qu’il y ait le moins de narration possible, dit-il, les lieux sont très importants car on ne fait que ça : aller de lieu en lieu, de point en point. Et le lieu c’est aussi la rencontre amoureuse, lorsqu’on est amoureux on décide de s’installer ; et on sera bien. »


Pour plus d'information sur sa dernière exposition :

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