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"anatomie d'une chute", de Justine Triet, à hauteur de chien

Récompensée de la Palme d'or au dernier festival de Cannes, Justine Triet réalise un film à multiples portes d'entrées, toutes complexes. Les acteurs, admirables, s'emparent d'un scénario de haute volée, co-écrit avec Arthur Harari, réalisateur des excellents "Diamant noir" et "Onoda".


Sandra Hüller et Mossie, dans "anatomie d'une chute" de Justine Triet, @ Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Rattraper la balle au bond


Un jeune garçon lave son chien, Snoop, dans une bassine d'eau au premier étage. Comme une variation de la série des tubs d'Edgar Degas, cette première scène nous fait entrer dans l'intimité d'une maison par le trou de la serrure. Au même instant, Sandra, la mère de l'enfant, une écrivaine allemande de renom, discute au salon avec une étudiante. Puis, la caméra revient dans la salle de bain et le chien est le premier à lever la tête lorsqu'une musique se fait entendre. "Pimp" de Bacao Rythme & Steel Band surgit très fort. Le père, qui bricole dans les combles, l'a mise en boucle. La caméra s'attelle à regarder les conséquences de cette musique plutôt que d'aller voir celui qui en est à l'origine. La chanson, qui tourne sur elle-même sans jamais reprendre son souffle, est pesante et, circulant dans tout l'espace de la maison s'infiltre dans ses moindres interstices, du sol au plafond.


Il y a une grande mélancolie dans ce groove aussi menaçant que dansant, dans ces sons aciers extatiques, au bord de la folie, qui couvrent tout ; dans une maison inachevée quelque part en montagne, au bout d'une route à virages à lacets. Et la musique dérange au point de vider la maison : Daniel part se promener avec son chien et Sandra, agacée, ajourne son rendez-vous avec l'étudiante. Seulement, lorsque Daniel et Snoop reviennent de balade, ils retrouvent le corps du père, étendu dans une flaque de sang infusant la neige. Tout, à partir de là, se pose comme un doute : est-ce un suicide ou un homicide ? Et pour le savoir, la justice doit décortiquer les derniers instants précédant le drame, à savoir, la scène d'ouverture du film.


Daniel (Milo Machado Graner) dans "anatomie d'une chute" de Justine Triet, @ Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

"Une espèce de chaos"


En réalisant un film de procès, très commun ces-derniers temps - et qui révèle peut-être notre obsession pour la vérité, galvanisés que nous sommes par les fausses informations - Justine Triet en renouvèle toutefois le genre. Car si la vérité reste le saint-graal à découvrir, le verdict semble moins important que la suite logique du procès qui questionne, en profondeur, le couple et la famille. Notre identité reste-t-elle stable quand nous ne faisons "plus qu'un" ? Si l'égalité dans le couple est souhaitable, est-elle seulement possible ? Jusqu'où un couple dysfonctionnel fonctionne-t-il encore ? Peut-il tout surmonter ? Le film gravite autour de ces questions, suivant des directions contradictoires et très ouvertes. En cela, le style de Justine Triet fait écho à l'écriture dite "neutre" d'Annie Ernaux, notamment dans le générique où des photos des jours heureux du couple se succèdent sur un air de piano haché, symbole autant d'une rupture (le deuil familial) que d'un apprentissage (c'est Daniel qui joue du piano). Le film avance doucement, sans effet d'aucune sorte, mais chaque plan est aussi juste qu'une ligne d'Ernaux.


La dichotomie est partout et c'est ce qui fait de ce film un objet très intéressant - et vertigineux. Chaque scène comporte une chose et son contraire : des scènes de tribunal où les avocats s'affrontent, aux scènes en tête à tête où larmes et rires se mêlent, amour et défiance s'entremêlent, comme un reflet hyperréaliste des sentiments qui nous traversent. Au coeur de ce grand mélange des sensations, il y a l'enfant et son chien, fidèle gardien qui lui apporte la vue qu'il a perdu, qui tient le film du début à la fin. Quelques scènes, fugaces mais cruciales, suivent d'ailleurs Snoop à sa hauteur, dans la maison, et l'on peut se mettre dans la tête de l'animal et enrichir notre vision de spectateur. La caméra ne cesse de s'ouvrir ainsi : par la musique qui est un personnage à part entière et revient comme une ritournelle, par le regard du border collie qui est aussi important que celui des hommes, par la littérature qui a le pouvoir éternel de la fiction sur la réalité... Justine Triet va encore plus loin, et nous met dans la tête de l'enfant qui intériorise la violence du procès : Daniel, malvoyant, reconstitue mentalement tout ce qu'il y entend, vraies ou fausses visions. Le procès agit sur lui comme un ferment de l'imaginaire et lui permet de reconstituer le puzzle de ses propres souvenirs.


Cette anatomie d'une chute - on notera à l'écran la minuscule du premier mot, humilité déconcertante de l'objet en soi - dont le montage est lui-même organique, est un film majeur. L'on se souviendra longtemps de la scène, éprouvante de lucidité, où voix et visages se permutent. Seul le cinéma parvient à recréer cette supra réalité, mettre une voix dans la bouche de quelqu'un d'autre et ainsi, voir autrement.



Apolline Limosino


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