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"Sous le ciel de Koutaïssi" d'Aleksandre Koberidze, "Je te vois"

Il est des films où l'on souhaiterait rester blottie à l’intérieur, non seulement dans l’histoire, mais surtout au coeur des images mêmes. Sous le ciel de Koutaïssi est de ceux-là. Teinté d’une réalisme magique, ce film géorgien se saisit du thème millénaire d’un amour impossible tout en le régénérant grandement.


Lisa (Ani Karseladze) dans Sous le ciel de Koutaïssi d'Aleksandre Koberidze, 2021. Damned Film

Dans l’intervalle


Deux inconnus, Lisa et Giorgi, se percutent en pleine rue. Ils sont frappés à la fois par la foudre de l’amour, mais aussi par le mauvais oeil de la malédiction. Se donnant rendez-vous le lendemain, avec une voix égale loin du feu de la passion - le réalisateur dit explicitement préférer que les réactions "ne suivent pas les modèles que nous sommes habitués à voir dans les films" - ils subissent, durant leur sommeil, une métamorphose. Se réveillant dans le corps d’un autre, les voilà condamnés à ne pas se reconnaitre, et donc à ne jamais se retrouver. Ainsi, le film soulève des questionnements féconds sur l’identité et le temps. Notre enveloppe corporelle fait-elle notre identité ou, au contraire, cache-t-elle notre essence ? Que faisons-nous du temps qui nous est imparti ? Qu’attendons-nous de l’attente ? D’ailleurs, qu’est-ce que l’attente ?

Scindé en deux parties, comme le fleuve qui sépare Koutaïssi, le film aboutit, 2h32 plus tard, à la fin. Dans l'intervalle, plusieurs pistes sont ébauchés pour (tenter) de répondre à la somme de ces interrogations. Foisonnant de grâce et d'extraordinaires, Sous le ciel de Koutaïssi est structuré comme un recueil de poésie. D'ailleurs, les messagers qui signalent à Lisa qu’une malédiction s’est abattue sur elle ne sont autres que des plantes, la brise et une gouttière, personnages aussi fantasmagoriques que poétiques. Mi urbain - la ville est très présente, mi champêtre - à l’instar de la scène de gâteaux dans la campagne, le film est jalonné de poèmes naturalistes (les scènes où Lisa et Giorgi étendent leur linge) et magiques (lorsque Lisa se rend au conservatoire pour déjouer la malédiction à coup de confiture et de cartes). Le temps étiré du film permet également de faire passer autant de sentiments que de donner à ressentir au spectateur, de manière palpable, le temps qui passe. Comme l'exprimait la très regrettée Chantal Akerman, ce sont les films où l’on voit le temps passer qui comportent le plus d’intérêts cinématographique, car le cinéma est l’art de la reconstitution du temps par excellence.


Giorgi (Giorgi Bochorishvili) dans Sous le ciel de Koutaïssi d'Aleksandre Koberidze, 2021. Damned Film

Muet est le temps


Justement, grâce à une action dramatique ralentie et à certaines répétitions, le temps devient l'économie interne de la narration. Le temps suit deux trajectoires : l'enfance retrouvée et l'amour attendu, à travers un double procédé cinématographique - le film dans le film. Ainsi nous pouvons savourer le temps perdu de notre enfance, filmé en trois actes : la sortie de l'école, la scène du match de football, et l'oisiveté estivale. Aussi pouvons nous réfléchir à l'attente, instigatrice de la plus forte douleur dans l’attente de son âme soeur. En attentant Lisa, Giorgi chronomètre le temps à travers des jeux enfantins. En attendant Giorgi, Lisa sert des glaces aux enfants. L’enfance est partout, tel le véritablement ferment du film. De l'enfance à l'amour, de l'espoir à l’ennui, rien ne prend le dessus sur rien, et les émotions ont le temps de se répondre les unes aux autres. Le réalisateur-poète, libre et enchanteur, glane ça et là des images fondatrices parlant à chacun d’entre nous.


Footballeur, Giorgi a une relation particulière à ses pieds : ce sont ses outils de travail. Malheureusement, en changeant de corps, ses capacités ont évolué elles-aussi, et il perd toute aptitude à shooter dans un ballon… Lisa, quant à elle, aime beaucoup la marche, peut-être parce qu’elle a une certaine relation avec les raisonnements mathématiques qui la passionnent. La malédiction s’abat également sur ses capacités motrices, et faute de concentration, elle ne parvient plus à mener ses calculs à leurs termes. Ce n’est donc pas un hasard que la rencontre de Lisa et Giorgi soit filmée à hauteur de chevilles. Cette quasi première scène en dit long sur l’importance des pieds, souvent les parents pauvres au cinéma. Importantes sont les séquences des marcheurs dans ce film, et les attributs de la marche (chaussures de ville, d’intérieur ou de sport).


Lisa avant le sort (Oliko Barbakadze) et Giorgi (avant le sort (Giorgi Ambroladze) dans Sous le ciel de Koutaïssi d'Aleksandre Koberidze, 2021. Damned Film

L'on se surprend beaucoup à sourire dans ce film, chose précieuse que ces sourires qui sortent tout droit du coeur. La musique du film, composée de chants traditionnels géorgien, thèmes au synthétiseur et des chansons de l'Italienne Gianna Nannini, est signée par Giorgi Koberidze, le frère du réalisateur. Elle chaperonne à merveille le récit. Et si Aleksandre Koberidze regrette de n'avoir pas commencé son film par une image d'une marche, nous aimerions le rassurer : voir les enfants quittant l'école, déballant leur goûter, en dit déjà beaucoup sur la marche des choses. De plus, la dernière image est celle d'un grand escalier - qui rappelle celui du Mépris (de Jean-Luc Godard, 1963) et montre avec simplicité comment la marche se métamorphose, au fil du temps, en escalade. Et l'enfant en adulte.


Apolline Limosino

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