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"La Colline" de Denis Gheerbrant et Lina Tsrimova, la ruée vers l'or-dure

En salle depuis le 12 avril dernier, ce documentaire est coréalisé par une jeune historienne russe, Lina Tsrimova, qui étudie l’histoire des déportations des peuples du Caucase par Staline, et un cinéaste français, Denis Gheerbrant (Après, un voyage dans le Rwanda, 2004) ayant un talent hors pair pour filmer les gestes et les corps, à tout âge de la vie.

"La Colline" de Denis Gheerbrant, Lina Tsrimova © Pivonka/Naoko Films

« On vit comme ça »


C’est l’histoire d’une colline, située à l'extérieur de Bichkek, la capitale du Kirghiziztan. Seulement, nul paysage naturel et verdoyant n’apparait sur l’écran. Non, plutôt une déchetterie colossale à ciel ouvert et les hommes et les femmes qui y travaillent et y vivent. Se sentant les rebuts d’une société qu’ils fuient pour de multiples raisons, ils se conglomèrent aux déchets, peut-être avec l’envie de s’y confondre, mais jamais ne s’y confondant. Leur part d’humanité, à travers gestes et paroles, les ramenant toujours du côté de la vie. Pour beaucoup, leurs lits ne sont autres que de vieux matelas posés sur d’ancestraux tapis. Mais le cinéma dépasse les faits, le regard que le cinéaste leur porte nous offre plutôt l’image d’un radeau de la méduse flottant sur une mer de plastique, éternelle.


Contrairement aux journalistes qui ne restaient qu’une journée et ne revenaient jamais, la présence régulière de Lina Tsrimova, la seule à parler le russe, et Denis Gheerbrant a permis le scellement d’une confiance entre eux. De fait, les travailleurs ont déployé leur parole librement, s’adressant à travers la caméra à un spectateur inconnu mais universel. « Ils acceptaient d’être filmé non pas de manière narcissique », explique Denis Gheerbrant, « mais pour que le film témoigne, à tout jamais, de leur condition de vie. » Découlent alors des scènes emplis d’émotion, comme celle où une femme établie sous nos yeux la cartographie de ses pertes et ses manques. Ses larmes roulent et la caméra continue à la filmer avec douceur, sans intrusion, avec respect et bienveillance. Sa douleur nous traverse et nous espérons qu’elles formeront le bouclier de son avenir. Malheureusement, à mesure que les voix jaillissent, la colline est de plus en plus lourde, et les hommes résignés. « On vit comme ça », résonne à plusieurs reprises tel un mantra, et aucun horizon ne s’ouvre devant eux, tout est bouché par les hordes d'ordures, même pour certains jeunes qui, dès dix ans, sont obligés d’abandonner l’école pour venir en aide à leurs parents criblés de dettes.


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"La Colline" de Denis Gheerbrant, Lina Tsrimova © Pivonka/Naoko Films

Dénature et démesure


Ce groupe de femmes et d’hommes ont tous un rapport complexe à l’ex URSS qui les a, toujours, lâchement abandonné. Ce sont d’anciens militaires ou d’anciens agriculteurs qui, délocalisés par le régime, ou devenus surannés avec la fin des Kolkhozes, n’ont d’autres choix que de fouiller la terre de plastique et de verre pour aller vendre leur marchandise à la mafia qui tient la déchetterie (que l’on ne verra pas). Leur travail ne cesse même pas avec la nuit qui tombe, ils poursuivent leur labeur de jour comme de nuit. Dans la pénombre, ils fouillent à la lumière de leur lampe frontale, retournant le sol en feu, respirant à plein poumons le plastique abrasif, fondu par des flammes vengeresses. L’association du feu et du tragique donne une impression de sublime, qui n’est guère dérangeante, car l’esthétique est importante pour le cinéaste. Selon lui, « il n’y a rien de pire que de filmer la misère de manière misérable. La beauté n’est pas l’apanage des riches ! »


Cette déchetterie prend la forme d’un organe qui digère l’appétit insatiable des êtres humains de notre époque. Le cycle infernal des camions qui déversent des tonnes d’ordures, rythme de manière incessante la vie des travailleurs. Les hommes s’agrippent aux déchets qui tombent, oubliant presque ce qu’ils recèlent d’immondice. Ils raclent avec leurs mains nues, gantées ou avec des outils façonnés à cet effet, ayant une pratique de la fouille différente et les singularise. Ils trouvent des déchets comme des traces du style de vie des hommes de « l’autre monde », et, tels des archéologues, savent appréhender le comportement de l’espèce humaine à l’ère moderne, pour y trouver leurs trésors - du thé au citron mais, surtout, des bouteilles de vodka non terminées… L’alcool tient une place prépondérante dans leur vie : boire pour oublier, anesthésier leur cerveau, seul remède pour s’empêcher de crier quand vient la nuit.


Même si l’alcool apaise un temps soit peu leurs peines ou leurs traumatismes, certains se considèrent comme ayant dépassé le stade d’homme, comme l’explique celui qui a pour surnom Le Gitan, cet homme au nez cassé dont l’arrête dévie sa course et offre une face littéralement désaxée. Il se définit froidement comme un « monstre », un homme qui aurait outrepassé toute limite, et quand Lina Tsrimova lui demande si ce n’est pas l’État qui est un monstre, il n’aura pour réponse qu’un rire triste, la culpabilité vissé à ses os. Et puis ces mots qui résonnent comme un écho omineux à la guerre russe menée contre l’Ukraine aujourd’hui : « l’État défend ses intérêts, nous, nous avons été dressés comme des chiens, envoyés en premier sur le front [de la guerre en Tchétchénie]. Nous ne sommes que des chiens et le resteront. » Un aveu redoutable mais terriblement humain.

Apolline Limosino


Présenté en sélection à l’ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion) à la 75ème édition du Festival de Cannes, les citations de Denis Gheerbrant proviennent de notre rencontre avec l'équipe du film à l'issue de la représentation du film, en mai dernier.


- À voir : "La Colline" de Denis Gheerbrant, Lina Tsrimova (1h18), en salles depuis le 12 avril 2023

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