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"Bergman Island" de Mia Hansen-Løve, quintessence de la subtilité

En partant d'un récit qui n'est pas sans équivoque avec sa propre vie - l'histoire d'une jeune réalisatrice, Chris (merveilleuse Vicky Krieps) qui, tombée amoureuse d'un célèbre réalisateur Tony (Tim Roth) peine à se décoller de son ombre - Mia Hansen-Løve réalise davantage qu'un simple film. Employant des chemins de traverse, non isolés les uns des autres, elle conjugue deux, voire trois, niveaux de récits tout en les ramifiant à la même branche. Film renversant, c'est la dichotomie réelle que les écrivains sensibles doivent endosser pour réussir à faire de la fiction une réalité, qui est portée à même l'écran.


Amy (Mia Wasikowska) dans Bergman Island de Mia Hansen-Løve, 2020. © Les Films du Losange

Épouser le paysage


Les films de Mia Hansen-Løve ont toujours cette fraîcheur allée avec le soleil qui à la fois tourmente et apaise l'âme. Quand son précédent film, L'avenir, est sorti, en avril 2016, c'était comme l'été tout entier en plein cœur d'un hiver qui n'en finissait plus. Je me souviens avoir dû braver le vent et la pluie, pour aller au cinéma ce jour-là, découvrant pour la première fois un film dont le titre, coupé en deux sur l'affiche, L'ave/nir, m'interpelait. J'en étais ressortie plus mélancolique qu'à l'arrivée, mais brassée par un soleil éternel. Isabelle Huppert, chancelante, avait irradié les spectateurs, lesquels étaient éblouis de voir le Vercors verdoyant sous un Soleil chaud, presque consolateur.


Nathalie (Isabelle Huppert) dans L'avenir de Mia Hansen-Løve, 2016. © Les Films du Losange

Dans L'avenir comme dans Bergman Island, Mia Hansen-Løve filme des femmes comme des paysages - beau travelling suivant Chris à la recherche de cartouches d'encre - et des lieux comme des émanations métaphoriques. Elle ne surenchère jamais ses prises de vue, ce qui donne à l'ensemble de ses plans une grâce vertigineuse. Elle parvient, avec une touche d'une finesse incontestable à envoûter ses spectateurs avec des plans sublimes par leur simplicité et délicats par leur dénuement. C'est ce qui fait sa force, de faire entrer le Vercors comme révélateur de liberté retrouvée chez Nathalie, et de faire de l'île Fårö le blocage cérébral de Chris, in fine indéniable source d'inspiration. Il est aussi question, dans ces deux films de la question de la légitimité à être dans ces lieux : pour Isabelle par rapport à son indépendance, sa rupture avec les attentes sociétales ; pour Chris par rapport à la maison de Bergman, fantôme qu'elle apprivoise car cela "fait parti du jeu".


La mer Baltique à perte de vue, un ancien moulin en pierre de chaux dont les courbes évoquent les dunes, situées un peu plus loin, un escalier blanc, une table en bois. Le film n'est composé de rien d'autre que du strict minimum pour qui désire écrire en paix. Néanmoins, peut-être que ce strict minimum est de trop, comme le souligne subrepticement Chris qui angoisse à l'idée d'habiter dans l'ancienne maison du cinéaste suédois Ingmar Bergman, où tout est trop beau, ce qui finit par l'oppresser. Ne serait-ce pas similaire pour le film de Mia Hansen-Løve ? En effet, l'esthétique du film tient presque de la perfection et peut, à première vue, rebuter. Aucune âpreté, aucune brèche ne semble pouvoir atteindre cette esthétique, ni même la déstabiliser. Tout est sous le contrôle, pour le moins soutenu, de Mia Hansen-Løve qui opère d'une main de maître, soucieuse des moindres détails. Elle-même a eu besoin de s'immerger à l'avance sur l'île suédoise de Fårö comme pour apprivoiser le futur terrain de jeu des acteurs afin que rien ne puisse compromettre l'excellence de sa vision. Est-ce pour cela que Bergman Island se rapproche d'un rendu de toiles impressionnistes ? Peut-être. Toujours est-il que derrière sa facture lisse et un style de vie idyllique aux textures rassurantes - légumes cuits à points, chemise de flanelle et pull en laine, mer vivifiante - fourmille une valse de sentiments plus ou moins tendres, souvent emprunts de nostalgie.


Déroulement du fil d'Ariane


Chris est une jeune femme très sensible, qui ressent plus de choses que ceux qui l'entourent. Si elle est souvent hésitante, ne parvenant rarement à prendre une position bien délimitée - préférant acheter toutes les peaux de moutons plutôt que d'en choisir une ou changeant de siège de cinéma au dernier moment - ce n'est pas à mettre sur le compte de sa naïveté mais de sa sensibilité, innocente enfant qui rejette la douleur, qui l'emporte toujours. La beauté de Chris réside aussi dans sa persistance à voir le monde de sa propre manière, même si son chemin est à contre-courant - de celui de Tony, comme du Safari Bergman par exemple. Le couple ne semble plus lié par l'amour, mais par un attachement quasi professionnel et vit une union désaffectée de passion.


Chris (Vicky Krieps) dans Bergman Island de Mia Hansen-Løve, 2020. © Les Films du Losange

Contrairement à Tony, Chris se pose beaucoup de questions sur Bergman, de bonnes questions, tentant de démêler le vrai du faux - sa vie personnelle de sa création - afin de mieux saisir ses choix, et ainsi d'éclairer les siens. Face à elle, Tony est débordé - ses cahiers se remplissent et l'imprimante tourne - et ne prend rarement le temps de l'observer. Les yeux rivés sur ses textes ou au téléphone, il lève rarement le regard sur Chris. Pourtant, elle est bien présente, toujours entière, dans l'instant présent. Souriante, débordante de plaisir en s'enfonçant dans le fauteuil du cinéma privé de Bergman, Tony, lui, attend stoïquement le début du film. Tour à tour heureuse d'arrivée, contrariée d'être là, douteuse de sa propre légitimité à écrire, chamboulée par le film en sortant du cinéma, bloquée pour écrire, elle se laisse habiter par toutes ses émotions, les laisse la traverser de part en part, les goûtant les unes après les autres. A l'inverse, Tony semble garder une seule et même émotion, partagé entre la concentration et l'agacement. Sa personnalité égale fait tâche par rapport à celle, si vivante, de Chris. D'ailleurs, leur posture respective en dit long sur eux-mêmes, le corps de Tony est toujours bancal, une main dans la poche, les sourcils souvent levés ou froncés, il semble en permanence porter le même masque. Celui de Chris au contraire, est le reflet changeant de ses humeurs. Comme Tony elle est légèrement voûtée, mais ses jambes à elles sont bien tendues, fermement résolue à aller de l'avant.


Pour contrer son blocage, Chris - et de fait, Mia Hansen-Løve - déroule de multiples manières des pelotes de fil narratifs, faisant se rejoindre fiction dans la fiction et fiction dans la réalité. Une opération cinétique rondement bien menée qui permet de donner une envergure supplémentaire aux sentiments des personnages. Mia, Chris et Amy se superposent les unes aux autres, comme une seule et même femme qui porte en elle moults personnages, aux reliefs différents mais à la même sensibilité, à fleur de peau.


Le regard que porte Mia Hansen-Løve sur ses actrices à travers le film, est un beau tourbillon duquel émerge de fortes émotions qui, elles aussi, s'enlacent les unes aux autres. Ainsi, lorsque les larmes viennent à rouler sur les joues de Chris puis d'Amy, toujours en silence, mouillant à deux reprises un oreiller, Bergman Island nous touche plus que de raison. Nous sommes tous ce corps, crispé, qui n'arrive pas à exprimer sa douleur, auquel les mots manquent, et que seule la caméra peut saisir.


Apolline Limosino

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