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« Julia Pirotte, photographe et résistante »

Une exposition mémorielle rythmée par le cœur battant d'une photographe résistante qui a activement témoigné du sort des plus vulnérables durant la Seconde Guerre mondiale. De l'entresol à la mezzanine du Mémorial de la Shoah, on découvre des photographies rythmées par le cœur battant de l'artiste qui, dès qu'elle ressentait "un battement de coeur", savait que "ce serait une bonne photo." Porter notre regard sur ses œuvres, c'est donc, en quelque sorte, ranimer son cœur qui s'éteignit il y a près de 23 ans, le 25 juillet 2000.


Détail de l'autoportrait de Julia Pirotte, Marseille, France, 1942-1943. © Julia Pirotte/La contemporaine, Bibliothèque, Archives, Musée des mondes contemporains.

Plonger comme dans un album familial


Pour entrer dans l'exposition, il faut descendre un escalier et rejoindre les abysses d'un monde, pas si lointain, où la réalité se subsumait à un seul et même terme : "Shoah", catastrophe en hébreu. La première confrontation avec l'œuvre de Julia Pirotte nous accompagne dans la descente : son autoportrait "dans la glace" , capturé en 1942, en plein milieu d'une guerre dont les stigmates se lisent sur son visage : regard inquiet, front contrarié, un tablier de cuisine - peut-être revêtu afin de se protéger lors du processus artisanal qui révèle et fixe les images, des boucles de cheveux attachées, et son appareil photo Leica, que l'on découvrira dans l'exposition. On passe alors de son regard à l'appareil photographique qui le capture, lui-même tenu par ses deux mains qui déclenchent l'obturateur. Un autoportrait comme un livre ouvert : Julia Pirotte photographie sa résistance dans une guerre sans merci où brandir son Leica est une manière de combattre l'agresseur, les photos représentant la volonté, active, de témoigner. Comme une suite logique, nos yeux passent de son Leica à sa photographie située sous l'autoportrait, un garçon pieds nus assis sur le trottoir sous l'affiche du film Tarzan, à Marseille en 1942. Un diptyque qui montre d'emblée l'humanisme de Julia Pirotte qui, ne supportant pas l'injustice, a voulu témoigner de la condition de vie précaire des habitants du Vieux-Port, à Marseille. Dès 1940 La guerre fait fi de toute justice, ravage les plus vulnérables et s'inscrit dans la chair de la prochaine génération.


Un garçon pieds nus assis sur le trottoir sous l'affiche du film Tarzan. Marseille, France, 1942. © Julia Pirotte/Institut historique juif de Varsovie


Juive, communiste, engagée et résistante, cette femme d'origine polonaise est le témoin de nombreux événements majeurs : l'internement des femmes et des enfants juifs à l'hôtel Bompard de Marseille, la résistance des FTP dans le sud de la France, de la libération de Marseille et du pogrom de Kielce en 1946 - preuve de l'antisémitisme latent malgré la fin de la guerre, assez peu retranscrit. Julia Pirotte est de ceux qui, en consignant l'infime, fait surgir l'intensité qui s'y loge ; comme dans l'instantané qui fixe les ruines de manière assez organique du ghetto de Varsovie ou dans sa photographie du rapatriement des mineurs polonais de France en Pologne : trois femmes sur le chemin de Lille à Katowice en 1947. Des trois, deux femmes baissent la tête, mains jointes, concentrées en leur peine, la troisième regarde la nature, bras croisés, combative. Si aucun de leur trait n'est visible, de leur posture figée dans l'air du temps émanent leur deuil, leur chagrin, leur impuissant silence face à l'Histoire qui les a englouties.




À gauche : Ruines du Ghetto de Varsovie. Varsovie, Pologne, 1946. © Julia Pirotte/Musée de la Photographie à Charleroi.
À droite : Trois femmes sur le chemin de Lille à Katowice. Rapatriement des mineurs polonais de France en Pologne. Lille, France, 1947. © Julia Pirotte/Institut historique juif de Varsovie

Un parcours ténu mais dense


La première des deux salles de l'exposition est de petite envergure et assez basse de plafond, elle enrobe le spectateur. Une dizaine de cadres blancs, fixés sur les murs de couleur taupe, se fondent dans le velouté du noir et blanc des tirages originaux de Julia Pirotte. L'accrochage est, lui-aussi, assez bas, sûrement dans un souci de capter l'œil des groupes scolaires - qui passent d'ailleurs en nombre dans ce lieu de mémoire où la pédagogie est l'enjeu majeur. La toute première photographie de la série exposée est un portrait de Suzanne Spaak qui fut l'une des premières à croire en son talent et qui, après avoir lu ses articles publiés dans des revues syndicales, l'encourage à étudier la photographie et lui offre le Leica Elmar 3 avec lequel sont prises la plupart des photographies exposées. Nommée Juste parmi les Nations en 1985 pour avoir sauvé de nombreux enfants juifs à Paris, Suzanne Spaak fut fusillée par la Gestapo le 12 août 1944.


On évolue dans cette petite pièce rectangulaire, sans fenêtre, comme dans un album photo familial, les photos se succèdent, côte à côte et parfois en mosaïques pour les plus petites : les photos habitent un espace certes étroit, mais adapté à ce passé chargé en émotions. Cernées de leur cadre blanc, très classique, elles sont éclairées par des spots lumineux disséminés ça et là dans la pièce - nul spot par photographie afin de ne pas conférer un statut d'icône à ces images. En effet, il y a une grande pudeur à ne pas "sur-exposer" des photos simples - ce qui était l'esthétique revendiquée de Julia Pirotte - mais qui, après la lecture du cartel, sont dotées d'une valeur tragique, telle cette enfant juive d'à peine deux ans, qui se tient debout contre une marche d'un escalier baigné de lumière. De son Leica, Julia Pirotte soutient le regard noir de la petite fille et capture à jamais ses cheveux blancs et bouclés, sa posture soucieuse, comme habitée d'une implacable lucidité, qui sera envoyée à Auschwitz en août 1942. On sent poindre la culpabilité de Julia Pirotte d'avoir photographié femmes et enfants juifs internés dans le camp de Bompard, car elle partage avec eux ce destin mais a pu le contourner grâce à ses faux papiers. Même sa sœur, Mindla Diament, sa première modèle et sœur de résistance, toutes deux agents de liaison pour les Francs-tireurs et partisans - main-d'œuvre immigrée (FTP-MOI), est arrêtée et déportée en Allemagne. Condamnée à mort par le tribunal de Breslau, elle est guillotinée le 24 août 1944. Une photographie de sa sœur prise à la plage en 1939 alors que Mindla fait une sieste, offre, de manière posthume, un lit de mort à celle qui fut assassinée par la barbarie nazie.






À gauche : Mindla Diament à la plage. France, circa 1939-1940. © Julia Pirotte/Institut historique juif de Varsovie.
À droite : Une enfant juive qui sera envoyée à Auschwitz en août 1942. Camp de Bompard, Marseille, France, 1942 © Julia Pirotte/Mémorial de la Shoah.

La photographie lui sert alors d'exutoire, c'est une puissance qui ne change pas le cours des événements, mais lui permet de fixer les victimes de la Shoah, les soldats blessés mais aussi les actes de résistance des maquisards, notamment les actions de sabotage d'une voie ferrée - photographies qui font instantanément résonner la chanson "La nuit je mens" d'Alain Bashung car oui, les photographies de Julia Pirotte "agissent" sur nous et cueillent notre sensibilité. “La photo ne peut pas laisser indifférent, ça doit agir” confie-t-elle dans un extrait de documentaire de Jean-Pierre Krief, "Julia de Varsovie" (1989). Trois écrans échelonnent le parcours, dont un à l'entrée, comme si Julia Pirotte nous accueillait en personne dans son exposition. Ainsi, la scénographie de l'exposition fait advenir Julia Pirotte en maîtresse des lieux : présente en vidéo aux trois coins de la pièce l'artiste est vivante et parle de son travail portée par la nécessité de choisir les bons termes, maniant les mots avec la précision d'une alchimiste : "Non, je ne l'ai pas bien exprimé, je vais recommencer…" dit-elle, contrariée.


Une table d'archives émouvantes


Une table en verre abrite de nombreuses archives et tout ce qu'une archive peut contenir d'indices (son appareil Leica soigneusement conservé, sa carte de presse, son ordre de mission l'autorisant à circuler librement, etc...) ; d'absence (exécution du jugement du tribunal de Breslau condamnant à mort sa soeur Mindla Diament, sa croix de guerre étoilée attribuée à titre posthume) ; ou de survivance via le fragment de poème d'Anna Kamienska en sa mémoire : "À Mindla saisie comme un papillon en France / (...) À cette Mindla sans sa belle tête / sans ses yeux doux comme ceux d'une chèvre / sans ses lèvres qui ont connu baisers doux / sans son cou élancé comme la tour du Liban / (...)".


Détails de la table d'archives. À gauche : Leica I équipé d'un objectif 3,5 cm. Allemagne, début années 1930. © Musée suisse de l'appareil photographique - Vevey.
À droite : Fragment du poème d'Anna Kamienska en mémoire de Mindla Diament. Pologne, sans date. Coll. Jeanne et Georges Vercheval.

On découvre aussi des articles de presse signés Julia Pirotte qui, à partir de 1942, date de son arrivée à Marseille est engagée comme photojournaliste pour la presse locale. Sa plume est vive, élancée, définitivement du côté de la vie comme dans ses photographies. "La foule, la foule, plus rien pour les yeux que la foule, et cette joie si immense, si grandiose, et des drapeaux, des drapeaux ; drapeaux tricolores et drapeaux rouges (...)" retranscrit-elle à la capitulation de l'Allemagne.


Des gestes marqués par la guerre


Certains tirages sont imprimés plus grands que nature et collés sur les deux battants de trois portes vitrées du Mémorial ; d'autres sont accrochés sans cadre. Six personnes nous surplombent, et semblent nous inviter à ouvrir les portes - non condamnées et qui s'ouvrent sur le parvis du Mémorial - et découvrir un nouveau monde. Plus que des confrontations, ces diptyques permettent de faire se rejoindre deux entités proches mais que le destin a éloigné, voire déchiré : Mindla par exemple, aurait voulu combattre jusqu'aux dernières heures et vivre dans sa chair la défaite de l'Allemagne nazie, comme la combattante représentée à ses côtés ; une femme internée qui fut certainement déportée devient ici le symbole d'une mère qui ne revit jamais son fils ; puis les deux travailleurs, l'un incarnant le renouveau ouvrier tandis que l'autre représente une vie de paysannerie.




À gauche :"Une des combattantes marseillaises, Marseille, France, 21 août 1944. © Julia Pirotte/La Contemporaine, Bibliothèque, Archive, Musée des mondes contemporains." et "Mindla Diament, France, circa 1939-1940 © Julia Pirotte/Mémorial de la Shoah."
Au milieu : "Petit garçon juif, Israel, 1957. © Julia Pirotte/Musée de la Photographie à Charleroi" et "Femme internée au camp de Bompard, Marseille, France, 1942. © Julia Pirotte/Mémorial de la Shoah"
À droite :"L'homme nouveau ou la puissance du travailleur", Varsovie, Pologne, 1947. © Julia PIrotte/Musée de la photographie à Charleroi" et. "Paysan, Pologne, 1949 © Julia Pirotte/Institut historique juif de Varsovie"

Les yeux, mais aussi les mains


Le regard humaniste de Julia Pirotte se pose aussi bien sur la contorsion enfantine d'un petit garçon sur un banc en Pologne, que sur les traits une vieille dame assise en Bulgarie. Julia Pirotte aimait "tellement les portraits" qu'elle a multiplié les techniques pour capter les expressions humaines. En représentant des personnalités durant la guerre - Édith Piaf, Christian Bérard, Claudine Spaak - elle photographie les gestes et les visages de son époque.





À gauche : Dominique Desanti au Congrès mondial des intellectuels de Wroclaw. Wroclaw, Pologne, 1948. © Julia Pirotte/Musée de la Photographie à Charleroi.
À droite : Petit garçon sur un banc. Pologne, 1975. © Julia Pirotte/Musée de la Photographie à Charleroi.

À bien y regarder, les mains sont très souvent les sujets principaux de ses œuvres. Il y a les mains que l'on imagine rapides des couturières, celles épuisées d'un stakhanoviste qui s'abreuve, la main de Dominique Desanti tenant fièrement une cigarette évoquant la libération de la femme, celles maigres et étendues sur sa poitrine d'une Édith Piaf inspirée, les mains enfantines d'un cireur de chaussures de rues, ou celles élégantes d'une bébé polonaise portant, de l'une, un panier de pommes et, de l'autre, croquant dans un des fruits ramassés.


Car si certaines mains peuvent obéir aux commandes tragiques d'un régime totalitaire, d'autres portent l'espoir et la paix. Par les mains libres et courageuses s'organisent les actes de la résistance, déclenchent l'obturateur et racontent l'Histoire. Par l'intermédiaire de ses photographies, Julia Pirotte est assurément vivante au Mémorial de la Shoah.


Apolline Limosino


À voir : « Julia Pirotte, photographe et résistante » au Mémorial de la Shoah à Paris, jusqu'au 30 août 2023. Entrée libre.

Commissariat : Caroline François, chargée des expositions et Bruna Lo Biundo, chercheuse indépendante. Design : Estelle Martin.



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