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"Les Intranquilles" de Joachim Lafosse. Inestimable film


Que la bipolarité crève l'écran, c'est inédit. Le neuvième film de Joachim Lafosse, présenté en compétition officielle à la 74ème édition du Festival de Cannes, se consacre à cette maladie mentale, aujourd'hui encore trop souvent considérée comme un simple trouble. En évitant l'écueil d'un film à thème, Joachim Lafosse revient sur une histoire d'amour éprouvée par la bipolarité.


[Attention, quelques clés de l'intrigue sont analysées.]


Damien (Damien Bonnard) et Leïla (Leïla Bekhti) dans Les Intranquilles, de Joachim Lafosse, 2021. Les films du losange

Se jeter à l'eau


Leïla (Leïla Bekhti, époustouflante) et Damien (Damien Bonnard, ahurissant) s'aiment, et forment, avec leur fils Amine (Gabriel Merz Chammah), une famille unie. En villégiature dans le sud de la France, Leïla s’est assoupie sur sa serviette de plage. Abandonnée à un sommeil de juste, son corps est lourd comme un rocher. Les vaguelettes lèchent le sable, s'associant au souffle rythmé car endormi, de Leïla. Les premières secondes du film viennent ainsi contraster avec le titre du film, Les Intranquilles. Tout semble évoluer dans la chaleur, rassurante, des vacances en bord de mer. Seulement, une brèche vient rompre cet édifice. Lors d'une sortie en bateau avec son fils, Damien décide soudainement de rentrer à la nage, comme si un besoin viscéral l'avait jeté à l'eau et le faisait y rester. Laissé seul, Amine, 8 ans, prend les commandes du bateau, et retrouve sa mère sur la rive. Dès lors, Leïla se met sur le pied de guerre. Elle monte et descend des rochers pointus, guettant le retour de son mari, sans parvenir à dissimuler son malaise. Car Damien met longtemps à revenir. Incontrôlable, il est en pleine crise maniaque et les vacances d'été, qui ont pourtant cours dans un cadre idyllique, sont fichues. Insomniaque, désinhibé, regardant tout avec un oeil affamé, Damien va mal. Mais lui ne s'est jamais senti aussi bien, alors il pousse son corps jusqu'à ses retranchements. Cassé, il finit à l'hôpital.


En dehors des vacances, Leïla restaure des meubles anciens, tandis que Damien peint des toiles, rappelant celles de Nicolas de Staël, par leur taille et leurs motifs. Damien Bonnard, ancien élève des Beaux-Arts de Nîmes a travaillé avec le peintre belge Piet Raemdonck pour peindre les toiles du film. Joachim Lafosse parle même d'une triangulation, entre le peintre et les deux acteurs principaux. "Grâce au travail de Piet Raemdonck nous n’étions plus juste entre nous, il y avait une altérité, autre chose que le jeu d’acteurs ou la réalisation, il y avait un autre art, une possibilité d’être fasciné, ailleurs." D'ailleurs, l'ensemble des tableaux du film sont actuellement exposés à la Galerie Cinéma (Atelier Intranquille*). Si la peinture était importante pour l'éthique du film, c'est aussi un peintre qui a inspiré le titre. C'est à partir du livre de Gérard Garouste, L'Intranquille. Autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou, (L'Iconoclaste, 2009) que Joachim Lafosse a jugé parfait le terme intranquille - ajoutant le pluriel, afin de souligner l'onde de choc perpétrée par cette maladie mentale.


Ainsi, dans leur grande propriété, au cœur d'une nature luxuriante, Leïla répare et Damien peint. Malheureusement soumise aux aléas de cette maladie, qui, tel un acide dur, ronge peu à peu Damien, la famille explose. Quand bien même Leïla revêt, par amour, les habits de l'infirmière et tente de "sauver les meubles", Damien, en refusant de se soigner - conduite symptomatique de cette maladie - condamne leur union.


Symptômes


En montée maniaque, Damien se sent tout puissant et n'a plus de prise sur la réalité - à Leïla d'être sur le qui-vive. En descente dépressive, il est sous tranquillisants (seule période où il accepte de prendre ses médicaments) - à Leïla de vivre pour deux. Éreintée, elle tente, vainement, de préserver l'enfance de leur fils. Mais Amine comprend plus qu'elle ne l'imagine la maladie qui a raison de son père. Subissant des phases de plus en plus extrêmes, Damien disparait parfois derrière ses symptômes, avec le danger de confondre sa personnalité et sa maladie. Et de vouloir détruire l’une pour se débarrasser de l’autre.


Joaquim Lafosse enregistre aussi les sentiments qui jaillissent - ou se cachent - sur le visage de Leïla et Amine. La mise en scène réussit à donner une place égale aux trois personnages : Leïla et son impuissance en tant que femme et mère, Damien et sa douleur culpabilisatrice, Amine et ses sentiments charriés par la honte et l’amour pour son père. Nonobstant la tendresse qui lie les trois membres de cette famille, Leïla et Amine doivent accepter que leur amour infini pour Damien ne le guérira pas.


Alchimiste du temps - 2 heures pour 2 ans voire plus - Joaquim Lafosse parvient à rendre visible la bipolarité, ce monstre à mille têtes qui agit aussi bien en pleine lumière que dans l'ombre. Même si la société préfère encore se cacher les yeux plutôt que d'envisager les bipolaires comme des malades (comme c'est plus facile), Joachim Lafosse donne à voir, et à penser, les ravages que la bipolarité engendre. Avec force de justesse et de symboles (le livre jeunesse Mauve de Marie Desplechin qu'Amine lit jusqu’à tard dans l’atelier de son père ou la chanson "Idée Noire" de Bernard Lavilliers que Damien chante à tue tête et dont les paroles semblent annonciatrices) il signe un film intime qui s'inspire de sa propre enfance.


Leïla (Leïla Bekhti) dans Les Intranquilles, de Joachim Lafosse, 2021. Les films du losange

Le son et l'image


Le cinéma se révèle parfait pour traiter ce sujet. Il permet de s'accrocher au corps pathologique de Damien et à ne jamais le quitter des yeux. La caméra le suit, regarde où il regarde et tourne autour de lui. La lentille vintage utilisée lors du tournage rend les contours du point focal assez flou. Cette reproduction d'une vision humaine on ne peut plus réaliste permet de porter un nouveau regard sur la bipolarité : un regard humain, et non plus seulement médical.


Le soundesign est, à trois reprises, particulièrement significatif : quand le son prend le dessus sur l'image. D'abord, durant les deux scènes de danse, la respiration de Leïla est mise en avant. Dans la première, située au début du film, Leïla et Damien dansent de manière rapprochée, un soir d'été dans leur salon. À travers leurs gestes et leurs regards, on sent leur désir, leur danse est une manière de faire l'amour. Comme l'explique Germain Louvet, danseur étoile à l'Opéra de Paris, "danser c'est aller à contre-courant. C'est accepter de se faire violence pour se faire du bien. C'est aussi baiser. Prendre conscience du rapport sexuel de notre corps au monde, à l'espace, aux autres." Dans la deuxième scène de danse, Leïla danse au milieu des autres lors d'une fête chez son amie Colette. Damien est hospitalisé, la scène précédent le montre brièvement dans sa chambre d'hôpital. Leïla danse entourée, mais peu à peu la caméra se resserre sur son visage et ses cheveux, ses yeux clos. Le son d'une respiration haletante et sensuelle en arrière plan, similaire à celui de la première scène, invoque la présence de Damien à ses côtés. L'amour qu'elle lui porte le fait advenir, il est dans sa peau.


Ensuite, le même procédé opère lors d'une scène où Damien peint. Seul dans son atelier, les bruits du mélange des couleurs sur la palette, du pinceau, de ses doigts ou de sa main sur la toile, de ses coups hachés par l'inspiration, sont aussi forts que le son de ses souliers sur le parquet. Les bruits de sa démarche, bancale et lourde, fusionnent avec sa création. On continue à l'entendre gratter et à peindre sa toile même lorsqu'il s'éloigne pour l'observer. À ne jamais pouvoir les arrêter, ses pensées s'emmêlent et se chevauchent en permanence. C'est la constance de l'inconstance.


Damien (Damien Bonnard) dans Les Intranquilles, de Joachim Lafosse, 2021. Les films du losange

"Un pied à terre"


La fin, abrupte, à l'aune de ce que vivent un bipolaire et ses proches, a lieu au bord d'un lac - étendue d'eau circonscrite à l'inverse de la mer, infinie, au commencement du film. L'eau et la terre sont les deux éléments centraux du film. Leur maison-atelier est entourée par une nature luxuriante. Les plantes grimpent sur les murs extérieurs et les rosiers ou les lauriers dépassent toujours un peu. Au fil du récit on voit Damien flotter et nager consciencieusement dans la mer puis dans la piscine, sauter tout habillé dans leur étang (verdâtre à cause de la vase), aime naviguer... La colorimétrie du film oscille ainsi entre bleu (eau) et le vert (arbre), pour finalement apparaître à chaque plan à travers un vert pétrole. De cette nature, il est excessivement proche dans ses phases maniaques, mais menacé par elle dans ses phases dépressives. L'eau peut aussi bien supprimer le poids de son corps et nourrir sa toute puissance (il devient eau), que le paralyser, comme dans la scène du bain (où son corps n'est plus qu'un obstacle). Lorsque la dépression le transforme en "zombie" selon Amine, Damien ne peut même plus poser "un pied à terre", oubliant la force des arbres qui l'entourent, ancré dans la terre, élancés vers le ciel. Mais de la nature, il ne se départit jamais tout à fait, ne portant sur son corps (quand il n'est pas nu) qu'une seule couleur : le bleu allié au vert.


La scène finale est ouverte à plusieurs interprétations, chaque spectateur se fera son propre avis. Ce sont d'ailleurs les acteurs qui ont choisi la fin, Joaquim Lafosse leur a accordé cette confiance-là, de prendre la décision en fonction des personnages qu'ils avaient habité des mois durant. Le suicide me semble subtilement évoqué, d'une part car sa dernière phrase ordonne à son fils d'aller avec sa mère et non pas de rester avec lui. D'autre part par l'intermédiaire des cordes du bateau que Damien manie, ainsi que les cordes d'un violon qui, une fois le film fini, grincent et semblent l'achever. Car la bipolarité est une des dix maladies mentales qui s'avèrent les plus invalidantes, et fatales. Les patients bipolaires ne pouvant plus être aux commandes de leur vie, il ne leur reste plus qu’à être aux commandes de leur mort.


La performance de Damien Bonnard est mémorable. Marqué par une tête souvent ébahie par la dépression, et un verbe affolé par la manie, cet "addict de métamorphoses" aime se mettre dans la peau des personnages jusqu'au bout. Au point, indiquait-il au micro d'Arnaud Laporte sur France Culture, d'avoir un parfum différent à chaque rôle. Dans Les Intranquilles, c'est "L'Orpheline" qu'il a porté 49 jours durant. Serge Lutens, son nez, la décrit "friable mais entière, qui décline le gris sur tous les tons pour évoquer ses fêlures passées. Par couches successives, sa fine pellicule de poussière témoigne de sa mémoire d'écorchée." Damien ne pouvait trouver meilleure fragrance pour son personnage.


Apolline Limosino


Leïla (Leïla Bekhti) et Amine (Gabriel Merz Chammah) dans Les Intranquilles, de Joachim Lafosse, 2021. Les films du losange

*À voir : "Atelier Intranquille", l'exposition du peintre Piet Raemdonck et de Damien Bonnard, à partir du 8 octobre à la Galerie Cinéma à Paris. Une exposition des tableaux spécialement réalisés pour le film par Piet Raemdonck en collaboration avec Damien Bonnard.

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