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"Un autre monde" de Stéphane Brizé. Tout pour la rentabilité

Philippe Lemesle et sa femme Anne forment un couple abîmé par la pression du travail. Cadre performant dans le groupe industriel Elsonn, Philippe ne sait plus répondre aux injonctions incohérentes de sa Direction. Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain se retrouvent douze ans après Mademoiselle Chambon (2009) derrière la caméra du même réalisateur. Ils y évoluent subtilement, tels des héros transis par la pression d'un monde capitaliste, exigeant toujours plus de rentabilité.


Philippe Lemesle (Vincent Lindon) et Anne Lemesle (Sandrine Kiberlain), dans Un autre monde, de Stéphane Brizé, 2021. Diaphana Distribution

Pantins désarticulés


Stéphane Brizé a surgi dans le monde du cinéma au début des années 2000. Ses réalisations sont marquées par certains drames sociaux comme le quotidien d'un salarié mis sur la touche dans La loi du marché (2015) et l'annonce d'un plan social dans En guerre (2018). Un autre monde poursuit la même inflexion et le même engagement, tout en se plaçant davantage du côté de la fiction que du documentaire. Ce film semble également faire écho à son tout premier long métrage, Le Bleu des villes (1999), où Solange, contractuelle, prend conscience qu'elle est passée à côté de sa vie. Comme elle, Philippe se trouve à l'instant où il lui faut décider du sens de sa vie. C'est une liberté personnelle à laquelle il convient de ne pas faillir et qui demande un courage pour fort qu'on ne l'imagine. Cadre ou contractuelle peuvent rapidement devenir les pantins désarticulés des grands dirigeants, qui n'en font qu'une bouchée.


Le costume de scène de Solange était un uniforme, et son public des automobilistes qui l'insultaient. Le costume de Philippe n'est autre qu'un costume cravate (double cadre), et son public des ouvriers qui luttent pour garder leur poste. Tous deux se retrouvent à des endroits de leur vie avec lesquels ils ne sont plus en adéquation. Solange a renié ses rêves et Philippe voit sa famille, qu'il aime et pour laquelle il travaille chaque jour à construire un foyer, se briser en mille morceaux.


Philippe Lemesle (Vincent Lindon), dans Un autre monde, de Stéphane Brizé, 2021. Diaphana Distribution

Entre tension et enfermement


La première scène débute par un travelling rapprochée sur des photos de famille accrochées au mur d'une maison. La caméra les filme au ralenti, accompagnée d'une musique classique intense et mélancolique. Cette première scène montre une famille, un couple et deux enfants, enfermés dans des cadres. Déjà, on ressent la pression d'une force extérieure qui donne aux photographies un air vicié. On comprend vite, par la deuxième scène, que le couple est effectivement en instance de divorce. Le dialogue est houleux entre eux deux, le corps de Philippe est dans une tension permanente, tout le long du film. Sa colère essaie de s'arranger avec son amertume : il a tout misé sur une carrière de méritocratie, mais elle lui coupe l'herbe sous le pied, sa carrière, car sa femme quitte le navire, et son entreprise lui demande l'impossible : accepter des ordres qui le rebutent, à savoir exécuter froidement le plan de licenciement que ses dirigeants lui ordonnent.


Du costume austère porté par Philippe, ses cravates sortent du lot. Elles ont des motifs récurrents de formes géométriques, qui pour l'une d'entre elle semblent représenter des bateaux : bateaux que l'on retrouve dans un tableau de la maison, comme un désir de voyage, toute voile au vent. Leur fille Juliette est d'ailleurs passée de l'autre côté de l'Atlantique, pour son travail et n'apparaît que par écran interposé, loin du marasme familial. Anne, la femme de Philippe, a quant à elle des vêtements à l'étoffe douce, comme l'angora et le cachemire, qui, sur sa peau fine égrainée de taches de rousseur, sont les seuls a lui apporter un peu de clémence. Une douceur émouvante émane de ce personnage, une certaine fraîcheur, une pureté fébrile. Sandrine Kiberlain interprète à merveille la fragilité sertie de force de son personnage, épuisée par des années d'acharnement pour maintenir ce que son mari ne cessait, au fil des années, de condamner (week-ends, voyages, soirées...).


Anne Lemesle (Sandrine Kiberlain), dans Un autre monde, de Stéphane Brizé, 2021. Diaphana Distribution

Sortir du cadre


Vincent Lindon interprète le personnage de Philippe avec le soin méticuleux qu'on lui connaît. Ses gestes, corporel et facial, sa vigueur méthodique à courir sur son tapis, à avaler ses pilules ainsi que sa locution verbale imitent à point nommé ce cadre enfermé aussi bien dans son travail que dans sa vie personnelle. La profondeur de champ est d'ailleurs toujours faible. Les scènes alternent entre des discours nerveux, avec ses collègues et avocats, et le silence, lorsqu'il est débordé par le travail. Et Philippe ne fait que travailler, de jour comme de nuit, ses mains portent les stigmates de l'encre des stylos et surligneurs. Il s'écharpe à trouver une solution pour ne pas avoir à exécuter le plan de licenciement. Philippe peut aussi ne plus parvenir à parler à cause des émotions, comme dans les séquences avec son fils (Anthony Bajon, très juste) qui souffre d'une grave décompensation psychologique, à cause du travail de son père.


Mais la séquence la plus belle reste celle de la visite de leur maison. Si Anne parvient à faire bonne figure, Philippe suffoque et se terre dans ses retranchements. Ils sont cantonnés aux bords de l'image, tandis qu'au centre, le couple intéressé par l'achat de leur maison, ne cesse de traverser l'écran. Les inconnus sont flous, la maison n'est pas montrée, seuls les visages de Philippe, diminué, et Anne, mélancolique, suffisent à nous témoigner la douleur de cette vente. Car ce sont ces murs, sur lesquels les photos du début tenaient fermement accrochés, qui ne leur serviront plus de pilier. Mais ces murs ne les aidaient pas à tenir debout, ils ne partageaient plus cette maison depuis longtemps, Philippe étant toujours ailleurs.


Maintenant, le seul espace, précaire, où ils se retrouvent est la voiture. Dans cet enclave, ils pleurent, ils s'enlacent, voyagent jusqu'au chevet de leur fils, hospitalisé. La voiture est aussi l'objet d'un jeu de mime à table, moment fort heureux entre le couple et leur fils. Symbole de l'industrie, emblème à la fois de l'aliénation que de l'autonomie, la voiture est un endroit de décompression, parfois plus intime qu'un foyer.

Lucas Lemesle (Anthony Bajon) et Anne Lemesle (Sandrine Kiberlain), dans Un autre monde, de Stéphane Brizé, 2021. Diaphana Distribution

Le dernier plan du film se tient loin des cadres, loin des bureaux, loin des usines, il s'étire dans un autre monde, bien plus lumineux, et autrement plus bienveillant.


Apolline Limosino

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