Dans son nouveau roman, Joyce Maynard déplie l'histoire d'Eleanor et Cam, un couple et leur trois enfants, Alison, Ursula et Toby, vivant dans une ancienne ferme du New Hampshire. Abordant à la fois les thèmes de l'enfance, de la maternité et de la transexualité, rarement un livre provoque de telles secousses internes, et interroge le bénéfice du pardon.
Où vivaient les gens heureux (Count the Ways), traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Florence Lévy-Paoloni, de Joyce Maynard, éditions Philippe Rey, Paris, 2021, 560 pages.
Débâcle début mars
L'écriture figurative de Joyce Maynard est captivante. Elle nous embarque tout d'abord dans un prologue à la poésie aussi vive que la cascade située en contrebas de la ferme. Eleanor et ses enfants, encore tout petits, jettent à l'eau des bonhommes-bouchons, au premier redoux du printemps. On retrouve d'ailleurs l'eau, élément central du texte, au fil des pages, sous toutes ses formes (lac, bassin, cascade, rivière) et dans tous ses états (pluie, neige, glace, gel). Métaphore filée tout au long du texte, l'eau désigne à dessein l'instabilité de la vie en général, et en particulier celle d'Eleanor. "I Wish I had a river I could skate away on" ces paroles de Joni Mitchell sont la ritournelle du récit. À la fois héros et anti-héros du livre, l'eau se révèlera dangereusement envoûtante.
La première partie s'ouvre sur le retour d'Eleanor à la ferme - dont elle n'a pas foulé le sol depuis des décennies - pour célébrer le mariage de son premier enfant. C'est l'été mais la pluie arrive, le ciel se couvre de nuages tandis qu'Eleanor conduit en écoutant la radio, Michael Jackson passe en boucle, car il vient de mourir. D'étranges impressions parcourent ce début de lecture, les oxymores se multiplient au fil des pages. Eleanor, devenue grand-mère, semble nager en eaux troubles ; elle flotte dans un lieu qui ne lui appartient plus, mais qu'elle connait pourtant mieux que son propre corps. Elle se tient à distance mesurée de ses enfants qu'elle aime plus que tout au monde, mais qu'elle ne voit plus.
Débarrassée d'une amertume et d'une colère qu'elle gardait emmurées dans son coeur depuis tant d'années, elle s'est armée de sagesse, condition sine qua non d'une liberté qui lui faisait défaut. Après des années imbibées de silence, Eleanor revient donc à la ferme, trop tard peut-être, mais déterminée à pardonner. Pardonner aux autres certes, mais surtout se pardonner d'avoir tant voulu protéger ses enfants au point d'oublier de les écouter et de questionner leurs regards. Déboussolés par le trop-plein d'amour qu'elle leur offrait, elle vivait dans une abnégation de plus en plus maladive, devant toujours les séduire pour gagner leur brève attention.
Alerte Crazyland
Eleanor n'a pas eu d'enfance heureuse, elle n'a même pas vraiment eu d'enfance. Parents alcooliques et absents, elle est mise en internat très jeune. Par un soir d'hiver des années 1970, dont elle se souviendra des moindres détails ("bruit des douches dans la salle de bains commune au bout du couloir. Simon et Garfunkel sur le tourne-disque de quelqu'un. I am a rock, I am an Island. L'odeur de marijuana du joint que Patty, sa camarade de chambre, avait allumé un peu plus tôt") le directeur lui apprend que ses parents sont morts dans un accident de voiture. Prise sous les ailes d'une famille malsaine, Eleanor n'a plus qu'une chance de s'en sortir : compter sur ses ressources intérieures. En l'occurence, c'est le dessin qui la sauve. Ses crayons de couleurs deviennent ses meilleurs alliés, et les bulles fictives qu'elles créent forment des histoires qui plaisent aux éditeurs de littérature jeunesse. Indépendante à moins de 20 ans, le besoin viscéral de (re)construire une famille l'obsède. En quête de trouver une maison idéale pour assouvir son désir d'enfanter, elle tombe amoureuse d'une ferme dans l'Etat du New Hampshire, "la ferme au bout du chemin sans issue, avec son frêne géant devant l'entrée", Mister Old Ashworthy, arbre tricentenaire qui semble immortel.
Si "ce lieu ressemblait à une maison où vivaient des gens qui s'aimaient", il ne lui portera guère de chance. Eleanor ne peut imaginer que ce foyer abritera ses plus vives douleurs, elle qui pense avoir déjà assez souffert. Elle fonce alors tête baissée, sensible et naïve lionne. Dans sa chasse, elle trouve son "sauveur", Cameron (Cam) grand roux dégingandé, fabriquant des bols en loupe de bois et sportif à ses heures. Il n'exige qu'une chose : lui faire six enfants. Trois suffiront cependant à épuiser le corps d'Eleanor. Absorbée par une fusion avec la chair de sa chair, ce bonheur pur et vertueux s'étiolera indéniablement, lui faisant perdre, et la raison, et l'amour de Cam.
Quoi de pire pour une fille unique, orpheline violentée, que de se perdre, après s'être tant battue pour devenir une mère parfaite ? Traumatisée par l'abandon qu'elle a subi dans son enfance, elle s'enroule dans le cocon de sa cellule familiale. Malgré elle, Eleanor réitère des terreurs passées, telles les scènes d'hystérie où, sortant de ses gonds pour des broutilles, elle se rapproche de Crazyland, le nom qu'elle donne au terrain miné de crises où séjournaient régulièrement ses parents. Par ses agissements et son incapacité à pardonner, exhortant ses enfants à tenir des rôles d'adultes quand elle-même est démunie, elle se condamne et se voit, une fois de plus, abandonnée par sa famille.
Enfin, les accidents, aussi terribles qu'insensés - "Mort instantanée", "Mort sur le coup", "Morts sur place" - inondent le rythme de sa vie, déviant en de multiples points la trajectoire de ses jours.
Eleanor, l'eau résiste encore
Tandis qu'elle sera peu à peu délaissées par tous, elle finira par se manquer à elle-même, à tel point qu'un de ses enfants lui demande : "Qui es-tu maintenant, de toute façon ? Je suis sérieux. Qui es-tu ?" Seule la distance imposée par ses proches lui permettra de répondre à cette question essentielle.
Il est heureux que le Grand Prix de la Littérature américaine revienne à Joyce Maynard. Son roman est porté par un style fluide dont les descriptions associées aux menus détails de l'expérience d'être mère rendent la lecture particulièrement émotive. Et nouvelle. La simplicité des choix de son personnage principal n'élude jamais sa complexité psychologique et son incapacité à faire les bons choix. Ainsi Joyce Maynard s'interroge : jusqu'où va la fonction de mère ? Quelle est la place de l'enfant (surtout quand celui-ci ne se sent pas appartenir à son sexe biologique) ?
Le paysage imaginaire d'Eleanor est extrêmement mélodieux, la radio berce sa solitude enfantine, le tourne-disque fait danser le jeune couple dans leur chambre, les chansons se compilent et forment "la bande sonore de leur vie". Cet attrait de la musique se ressent même dans le désir d'Eleanor qu'un de ses enfants joue de la guitare. Seul Toby apprendra à jouer d'un instrument, et ce sera du violon. La manière dont les chansons cisèlent les phrases du roman, prodigue enfin une profondeur à l'écriture ; les titres et les paroles faisant office de révélation sur le pouvoir magique de la musique, les notes nous traversent et nous impactent de manière conclusive. Certaines chansons charrient néanmoins trop d'émotions, de moonwalk improvisé, de promesses défaites et de danses passées pour être écoutantes. Par exemple, Eleanor ne sera plus en mesure d'écouter la Polonaise de Wieniawski, et sort d'une pièce quand elle entend les premiers accords de "Teach Your Children". La douleur paralyse le corps et l'esprit, nous engloutie comme une montagne de cailloux, mais elle nous met au défi de la rédemption, et il faut y voir de la joie.
Apolline Limosino
Playlist chronologique des chansons du roman :
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