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"Triste tigre" de Neige Sinno, ma parole contre ton crime

Prix Femina 2023 "Triste tigre" est un livre charnière qui fait se rejoindre témoignage de l'inceste et langue pour le dire.


Couverture du livre "Triste tigre", de Neige Sinno, paru le 17 août 2023 aux éditions P.O.L.

Ligne de crête


Neige Sinno déplie une langue radicale : sans commisération aucune, avec un ton sarcastique qui parfois prend le dessus, elle relate avoir été violée par son beau-père de ses 7 à 14 ans. Durant 7 ans donc, de l'âge de raison à l'adolescence, elle a connu le mal, absolu, souverain, draconien. Et pourtant déjà elle reconnait : il y a plus grave que ça. "Je sais aujourd'hui qu'il existe bien des expériences pires que celle que j'ai vécue." Cette culpabilité inhérente à la position de victime, comme celle d'être toujours en vie alors que ses amis, maltraités eux aussi, en sont morts, ponctue le récit.


En débutant par le portrait de son violeur, Neige Sinno bute. Elle se reprend à trois fois, trois sous-chapitres qui marquent d'emblée le rythme ténu de son souffle. "Portrait de mon violeur", "Le portrait", "Le portrait donc". Neige Sinno mêle les descriptions objectives de cet homme à celles de ses actions criminelles. Elle passe du "je" au "on" au "nous" : nous sommes tous concernés : victime, témoin, bourreau, même ceux qui ne veulent pas en entendre parler. Si elle s'interroge à partir d'images évocatrices - le poème de la lessive de Prévert, la face cachée de la Lune que nous ne verrons jamais, les photographies de famille... c'est aussi dans la langue qu'elle laboure le questionnement. Par exemple la forme passive "j'ai été violé". Elle n'en est même pas le sujet. Objet d'une lutte à mort. Neige Sinno compare d'ailleurs l'inceste à de la torture, elle réfléchit à chaque mot, elle s'excuse pour ce qu'elle va dire, elle s'avance puis recule, s'interroge sur l'écriture même du viol, sur cet énoncé qui, nous prévient-elle, est une confession sans en être une : "mon espace à moi n'existe pas dans ces lignes, il n'existe qu'au-dedans".


Des pages de ce livre sourd l'aliénation d'être victime d'inceste : l'implacable lucidité de comprendre, alors enfant, que ce qu'il se passe est le mal absolu, et pourtant de ne pas pouvoir ouvrir la bouche pour le dire, n'ayant pas les mots. Dans une scène où elle fait la vaisselle à côté de sa mère qui discute avec une assistance sociale, elle explique s'être tenue au bord de tout dévoiler, car elle avait, enfin, la connaissance du mot qui englobait ce qu'elle avait vécu. Pourtant, elle ne dit rien.


Front commun


Pour progresser dans cette exploration, des amis littéraires l'accompagnent : Virginia Woolf, Lolita chez Vladimir Nabokov, Christine Angot, Pecola chez Toni Morrison, Virginie Despentes, Margaux Fragoso... L'autrice aimerait pouvoir isoler hermétiquement sa vie sous viols et sa vie d'après, la petite fille qu'elle était et la femme qu'elle est aujourdhui, mais c'est impossible. En réalisant que ses viols sont des noeuds qu'elle ne pourra jamais délier, elle s'y accroche pour les escalader, autrement dit, les évoquer, et en premier lieu avec sa fille puis avec nous tous. Elle souhaite que son ouvrage soit un appel à ses soeurs, à sa "tribu", que son livre tende des cordes pour que d'autres victimes parlent, qu'ils et elles aient la force de se hisser à cette corde, de s'accrocher aux noeuds pour faire monter, du fond de leur gorge, les mots.


Neige Sinno bat en brèche contre le concept de Résilience, pourtant elle fait partie des rares cas où le coupable a avoué - sans toutefois ne jamais prononcé le mot "viol" car pour lui "c'était autre chose, de l'amour" - et où la plainte a abouti à une peine de prison. Néanmoins, elle écrit : "Il a gagné et je n'y peux rien. Damaged for life." Le viol creuse d'ailleurs son sillon dans le vocabulaire du quotidien et ravive sa douleur. Neige Sinno révèle comme elle sursaute quand elle entend certains mots : de traviole, raviole...


C'est à partir du mal racinaire qu'elle s'est construite. Car c'est bien là l'infamie et elle l'écrit, d'un ton soudain doux : "On trimballe ça en soi, sous différentes formes, toute sa vie."


De fait, la littérature ne parvient même pas à encapulser son expérience, d'ailleurs raconter sa vie la dégoûte un peu, elle aimerait écrire autre chose. Et pourtant, elle l'écrit quand même. Pourquoi ? Car de la même façon que "les hommes violent parce qu'ils le peuvent", Neige Sinno décide de briser, non pas l'inceste, mais l'analyse de l'inceste, parce qu'elle le peut.


Apolline Limosino

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